Et puis il y a surtout une source d’enrichissement, magnificence incomparable : la guerre. Déjà en 1791, tout au commencement, quelques-uns (exactement comme en 1914) avaient découvert que l’on pouvait trouver aussi du profit dans la guerre dévoreuse d’hommes et destructrice de valeurs ; seulement Robespierre et Saint-Just, ces incorruptibles, avaient farouchement sauté à la gorge des « accapareurs ». Maintenant, Dieu merci ! ces Catons sont éliminés, et la guillotine se rouille dans son grenier ; les mercantis et les fournisseurs des armées sentent que l’âge d’or est venu. On peut à présent fournir tranquillement de mauvaises chaussures pour du bon argent ; on peut se remplir abondamment les poches grâce aux emprunts et aux réquisitions. À condition, bien entendu, qu’on ait des fournitures à livrer. Des petites affaires de ce genre exigent toujours un intermédiaire approprié, quelqu’un de bien accrédité et qui, cependant, ne soit pas trop scrupuleux, pour faire les démarches et ouvrir aux spéculateurs la porte de derrière de l’écurie conduisant à la mangeoire bien garnie de l’État et de la guerre.

Joseph Fouché est l’homme idéal pour ces affaires malpropres. La misère lui a fait perdre sa conscience républicaine ; il a tranquillement mis au rancart la haine de l’argent ; on peut acheter à bon marché cet homme à demi affamé. Et, d’autre part, il a les meilleures « relations » ; n’entre-t-il pas à son gré (comme espion) dans l’antichambre de Barras, le président du Directoire ? Ainsi, du jour au lendemain, le communiste extrémiste de 1793, qui voulait absolument faire pétrir le « pain de l’égalité », devient l’intime des banquiers républicains nouvellement nés et, moyennant de bons pourcentages, prend en main tous leurs désirs et toutes leurs affaires. Par exemple, le « profiteur » Hinguerlot, l’un des faiseurs d’argent les plus insolents et les plus dénués de scrupules de la République (Napoléon lui en voulut terriblement), se trouve précisément en face d’une accusation gênante : il a agi un peu trop impudemment et s’est rempli trop égoïstement les poches dans des marchés de fournitures. Voici qu’il a maintenant sur le dos un procès qui peut lui coûter beaucoup d’argent et peut-être la tête. Que fait-on en pareille occurrence (alors comme aujourd’hui) ? On s’adresse à quelqu’un ayant de bonnes relations avec le pouvoir, une influence politique ou particulière, et pouvant « arranger » la fâcheuse affaire. On s’adresse donc au rabatteur de Barras, Fouché, qui aussitôt graisse ses souliers et va trouver le tout-puissant chef du Directoire (la lettre est imprimée dans les Mémoires de Barras) ; et, effectivement, l’affaire malpropre est étouffée silencieusement et sans douleur. Moyennant quoi Hinguerlot associe Fouché à des marchés de fournitures pour les armées, à des affaires de bourse, et « l’appétit vient en mangeant ». Fouché découvre en 1797 que l’argent a bien meilleure odeur que le sang de 1793 et, grâce, d’une part, à ses « relations » récentes avec la nouvelle haute finance et, d’autre part, avec le gouvernement corrompu, il fonde une société pour approvisionner l’armée Scherer. Les soldats du brave général auront de mauvaises bottes et gèleront dans leurs minces manteaux ; ils seront battus dans les plaines d’Italie ; mais l’important, c’est que la société Fouché-Hinguerlot, et probablement aussi Barras lui-même, en retire de gras profits. Disparue l’horreur du « métal méprisable et pernicieux » que l’ultra-jacobin et super-communiste Fouché proclamait il y a trois ans à peine avec tant d’éloquence ; oubliées aussi les explosions de haine contre les « mauvais riches » ; oubliée la déclaration que « du pain, du fer et quarante écus de rente suffisent aux républicains » : maintenant il s’agit de s’enrichir soi-même, enfin. Car pendant son exil Fouché a reconnu la puissance de l’argent et il la sert comme il sert toute puissance. Il a souffert trop longtemps, trop douloureusement de sa bassesse, de l’atroce bassesse d’une existence se déroulant dans la boue du mépris et des privations ; maintenant il tend toutes ses forces pour s’élever, pour accéder à ce monde où l’on achète la puissance avec de l’argent, et où, ensuite, avec la puissance on fait de l’argent. La première galerie est creusée dans cette mine, la plus lucrative de toutes, le premier pas est fait dans la voie fantastique qui mène d’une mansarde de cinquième étage à une résidence ducale, et du néant à une fortune de vingt millions de francs.

 

À présent que Fouché a rejeté foncièrement le ballast gênant des principes révolutionnaires, il a acquis de l’agilité et, du jour au lendemain, il a de nouveau le pied à l’étrier. Son ami Barras fait non seulement d’obscures opérations financières, mais aussi de louches affaires politiques. Il veut, tout doucement, vendre la République à Louis XVIII, moyennant un titre de duc et une grosse somme d’argent. En cela, il est gêné uniquement par la présence de collègues honnêtes, à l’esprit républicain, comme Carnot, lesquels croient toujours à la République et ne veulent pas comprendre que les principes idéaux ne sont plus là que pour permettre de gagner de l’argent. Et, lorsque par le coup d’État du 18 Fructidor Barras se débarrasse de ces surveillants importuns, Fouché a probablement aidé puissamment par des manœuvres souterraines son compère et protecteur. Car à peine Barras est-il devenu maître absolu du Conseil des Cinq, du Directoire renouvelé, que Fouché, qui, pourtant, craint la lumière, se présente déjà impétueusement pour réclamer son salaire. Il faut que Barras l’occupe, dans la politique, dans l’armée, à n’importe quel endroit, dans n’importe quelle mission où l’on puisse se remplir les poches et prendre sa revanche sur les années de misère. Barras, qui a besoin de cet homme, ne saurait dire non à l’instrument de ses affaires troubles ; mais, malgré tout, le nom de Fouché, du mitrailleur de Lyon, sent encore trop le sang répandu pour qu’on puisse se commettre publiquement avec lui, à Paris, en ces semaines qui sont la lune de miel de la réaction. Aussi est-il envoyé par Barras comme représentant du gouvernement, d’abord en Italie, auprès de l’armée, et ensuite auprès de la république Batave, afin d’y mener des négociations secrètes. En effet, Barras sait déjà par expérience que Fouché est un maître dans le jeu des intrigues cachées : il l’apprendra bientôt d’une manière encore plus précise, à ses propres dépens.

En 1798, Fouché est donc représentant de la République française. Tout comme autrefois dans sa mission sanglante, il déploie maintenant dans la diplomatie le même sang-froid tenace ; en Hollande, particulièrement, il obtient des résultats très rapides. Instruit par des expériences tragiques, mûri par des temps orageux, éprouvé à la dure forge de la misère, Fouché affirme sa vieille énergie, en y joignant une prudence nouvelle.