Aucun éclat dans les yeux, aucune sensualité dans les mouvements, aucun ressort dans la voix. Les cheveux sont minces et répartis par mèches, les sourcils roussâtres et à peine visibles ; les joues sont d’un gris terne. Il semble qu’il n’y ait pas dans cet organisme un colorant suffisant pour donner au visage l’aspect de la santé ; cet homme tenace et d’une puissance de travail inouïe a toujours l’air fatigué, malade, convalescent.
Tous ceux qui le voient ont l’impression que dans ses veines ne circule pas un sang chaud et rouge. Et en vérité, même moralement, il appartient à la race des êtres à sang froid. Il ne connaît pas de passions brutales et entraînantes ; il n’est porté ni vers les femmes ni vers le jeu ; il ne boit pas de vin ; il n’éprouve aucun plaisir à se dépenser physiquement ; il ne fait pas jouer ses muscles ; il passe sa vie dans son cabinet de travail, au milieu de dossiers et de papiers. Il ne se met jamais visiblement en colère ; jamais un nerf ne tremble sur sa figure. Seules ses lèvres minces et exsangues se plissent parfois en un petit sourire, tantôt de politesse et tantôt d’ironie : jamais on ne découvre sous ce masque gris d’argile et qui semble affaissé, une véritable excitation ; jamais sous les paupières lourdes et bordées de rouge l’œil ne trahit son intention, ni un mouvement ses pensées.
Ce sang-froid inébranlable, voilà la véritable puissance de Fouché. Les nerfs ne le dominent pas ; les sens ne l’induisent pas en tentations ; c’est derrière la paroi impénétrable de son front que toutes ses passions s’accumulent et se détendent. Il donne libre jeu à ses forces et, en même temps, il épie avec attention les fautes des autres ; il laisse s’user leur ardeur et il attend avec patience qu’ils soient épuisés ou bien que, perdant la maîtrise d’eux-mêmes, ils découvrent un point faible : c’est alors seulement qu’il frappe implacablement. Cette supériorité de la patience jamais à bout est terrible : celui qui peut attendre et dissimuler de la sorte peut également tromper le plus expérimenté. Fouché se soumettra tranquillement ; sans sourciller, il avalera les injures les plus grossières et, avec un froid sourire, les humiliations les plus pénibles ; aucune menace, aucune fureur n’ébranlera cet homme au sang de poisson. Robespierre et Napoléon se briseront tous deux contre cette impassibilité de pierre, – comme l’eau contre les rochers. Trois générations s’épuiseront dans le flux et le reflux des passions, alors que lui restera debout, froid et fier, lui seul qui est sans passions.
Cette froideur du sang, c’est le véritable génie de Fouché. Son corps ne l’entrave ni ne l’entraîne : c’est comme s’il n’existait pas, au milieu de ces téméraires jeux de l’esprit. Le sang, les sens, l’âme, ces éléments troubles de sensibilité, qui existent chez tout homme normal, n’ont réellement aucun rôle chez ce mystérieux joueur, dont toute la passion est refoulée dans le cerveau. L’aventure est le vice de ce sec bureaucrate, et sa passion est l’intrigue. Mais il ne peut l’épuiser et en jouir que par l’esprit. Et rien ne dissimule mieux et plus adroitement la formidable joie qu’il prend à l’imbroglio et aux cabales secrètes que l’attitude banale de l’honnête fonctionnaire, fidèle à ses devoirs, dont il portera le masque toute sa vie. Du fond d’un bureau ourdir sa trame, retranché derrière des papiers et des registres, frapper mortellement, sans qu’on s’en aperçoive ni s’y attende, telle est sa tactique. Il faut profondément sonder l’histoire pour remarquer, dans le feu de la Révolution et dans la lumière légendaire de Napoléon, la simple présence de cet homme, d’apparence modeste, mais qui, en réalité, met la main à tout et dirige l’époque. Pendant toute sa vie il restera dans l’ombre – mais il enjambera les corps de trois générations ; Patrocle est depuis longtemps tombé, et Hector, et Achille, qu’Ulysse vit encore, Ulysse fécond en artifices. Son talent triomphe du génie, son sang-froid l’emporte sur toutes les passions.
Le 21 septembre, au matin, la Convention, nouvellement élue, fait son entrée dans la salle des séances. La cérémonie de l’installation n’est plus aussi solennelle, aussi pompeuse que celle de l’Assemblée constituante, il y a trois ans. Alors il y avait encore, au milieu, un précieux fauteuil de damas, brodé de lis blancs, la place du roi. Et, lorsque celui-ci était entré, l’Assemblée, respectueusement levée, avait acclamé l’oint du Seigneur. Mais à présent ses forteresses, la Bastille, et les Tuileries, sont sans force ; il n’y a plus de roi en France ; seul un gros monsieur, appelé Louis Capet par les gardiens grossiers de sa prison et par ses juges, s’ennuie à l’intérieur du Temple, – simple citoyen sans aucune puissance et qui attend d’être mis en jugement. À sa place les sept cent cinquante représentants du peuple gouvernent et ils se sont établis dans sa propre demeure. Derrière le bureau du président s’élèvent, en lettres gigantesques, les tables de la loi nouvelle – le texte de la Constitution ; et les murs de la salle sont ornés (redoutable symbole !) du faisceau des licteurs et de la hache meurtrière.
Dans les galeries le peuple se rassemble ; il contemple avec curiosité ses représentants. Sept cent cinquante Conventionnels entrent lentement dans la demeure royale, mélange singulier de tous les états et de toutes les professions : avocats sans cause à côté de philosophes illustres, prêtres défroqués à côté de militaires de valeur, aventuriers ratés à côté de mathématiciens célèbres et de poètes galants ; comme dans un verre violemment agité le dessous a été mis dessus par la Révolution française. Cependant le temps est venu de clarifier cette situation anarchique.
La disposition des sièges indique déjà un premier essai d’ordre.
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