Effectivement, sa capacité de travail tenace et rapide le fait aimer, et sa discrétion le protège contre l’envie. De son cabinet de travail il peut regarder, commodément et en attendant son heure, les tigres de la Montagne et les panthères de la Gironde se déchirer entre eux, et les grands passionnés, les figures dominantes, un Vergniaud, un Condorcet, un Desmoulins, un Danton, un Marat et un Robespierre se frapper à mort. Il regarde et il attend, car, il le sait, c’est seulement lorsque les hommes de passion se sont mutuellement anéantis que commence le temps des habiles, qui ont su attendre. Ce n’est jamais qu’au dénouement de la bataille que Fouché se décide définitivement.
Se tenir dans l’obscurité a été pendant toute sa vie l’attitude de Joseph Fouché : n’être jamais le détenteur apparent de l’autorité et, pourtant, la posséder entièrement, tirer toutes les ficelles et n’être jamais considéré comme responsable. Se placer toujours derrière celui qui occupe la première place, se retrancher dans son ombre, le pousser en avant et, dès qu’il s’est risqué, au moment décisif, le renier catégoriquement, voilà son rôle favori. Il le joue, cet intrigant le plus accompli de la scène politique, avec une égale virtuosité, sous vingt déguisements, et d’innombrables fois, au milieu des républicains, des empereurs et des rois.
Parfois l’occasion et en même temps la tentation se présentent à lui de prendre lui-même le premier rôle, le rôle principal, dans le jeu des événements. Mais il est trop habile pour le désirer sérieusement. Il sait que son visage laid et repoussant n’est pas fait pour les médailles et les emblèmes, pour la parade et la popularité, et qu’aucune couronne de laurier ne pourrait donner à son front un aspect quelque peu héroïque. Il connaît sa voix menue et fragile ; elle est capable de bien chuchoter, de souffler et de rendre quelqu’un suspect, mais jamais d’entraîner une foule par une éloquence enflammée. Il se sait surtout fort, à sa table de travail, enfermé dans son cabinet, dans l’ombre. Là il peut épier à souhait et sonder les choses, observer et persuader les gens, tirer les ficelles et les embrouiller ensuite, tout en restant lui-même impénétrable et insaisissable.
Tel est, encore une fois, le secret suprême de la puissance de Joseph Fouché : tout en voulant l’autorité, et même l’autorité la plus haute, il se contente, contrairement à ce que font la plupart des hommes, de la conscience qu’il a de posséder cette autorité elle-même, sans avoir besoin ni de ses marques extérieures ni de son uniforme. Fouché est ambitieux au plus haut degré, plus que tout, mais il ne cherche pas la gloriole ; il a de l’ambition, mais non de la vanité. En véritable et authentique joueur intellectuel, il n’aime que les valeurs positives du pouvoir, mais non leurs insignes. Le faisceau des licteurs, le sceptre royal, la couronne impériale peuvent appartenir tranquillement à un autre, que ce soit un dominateur véritable ou un homme de paille, peu lui importe ; il accorde volontiers à celui-là l’éclat et le bonheur douteux de la popularité. Il lui suffit d’être au courant des choses, d’avoir de l’influence sur les gens, de mener véritablement le conducteur apparent des affaires du monde, sans mettre en avant sa personne, et en jouant ainsi le plus passionnant de tous les jeux, le jeu formidable de la politique. Tandis que, de cette manière, les autres sont liés par leurs convictions, leurs paroles et leurs gestes publics, lui, qui craint la lumière et qui se tient caché, demeure intérieurement libre, et ainsi, dans l’écoulement des événements, il devient le pôle permanent. Les Girondins tombent, Fouché reste ; les Jacobins sont traqués, Fouché reste ; le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Royauté et encore l’Empire disparaissent et s’effondrent ; mais lui reste toujours debout, lui seul, Fouché, grâce à sa réserve subtile et à l’audace qu’il a d’être absolument dépourvu de tout caractère et de pratiquer un manque complet de convictions.
Mais un jour arrive dans la marche universelle de la Révolution, un jour unique qui ne permet plus d’indécisions, un jour où chacun est obligé de voter par oui ou par non, par blanc ou par noir : le 16 janvier 1793. L’aiguille de la Révolution marque la moitié de la journée ; la moitié du chemin est accomplie et la royauté a été dépouillée petit à petit de sa puissance. Cependant, le roi Louis XVI vit encore prisonnier au Temple, il est vrai, mais toujours vivant. On n’a réussi (comme l’espéraient les modérés) ni à le faire échapper ni (comme les extrémistes le désiraient secrètement) à le faire massacrer par le peuple en fureur, lorsque l’assaut a été donné à son palais. On l’a humilié, on lui a ôté la liberté, son nom et son rang, mais un roi, un petit-fils de Louis XIV, même quand on ne l’appelle plus avec dérision que Louis Capet, est encore un danger pour une jeune république par le seul fait qu’il respire, par l’hérédité du sang qui est en lui. Aussi, après la condamnation prononcée par la Convention le 15 janvier, se pose la question de la sanction, de la vie ou de la mort du roi. C’est en vain que les indécis, les lâches, les prudents, les gens qui ressemblent à Joseph Fouché, ont espéré n’avoir pas à prendre publiquement et catégoriquement position, grâce au scrutin secret ; Robespierre implacable exige que chaque représentant de la nation française exprime son oui ou son non, sa sentence de vie ou de mort, en pleine assemblée, pour que le peuple et la postérité sachent à quel parti chacun appartient, à la droite ou à la gauche, au reflux ou au flux de la Révolution.
La position de Fouché, au 15 janvier, est encore très nette. Son adhésion aux Girondins et le désir de ses électeurs, essentiellement modérés, l’obligent à demander la grâce du roi. Il interroge ses amis, surtout Condorcet ; il voit qu’ils sont tous disposés à éviter une mesure aussi irrévocable que l’exécution. Et, comme la majorité est, par principe, contre la peine de mort, Fouché se rallie, tout naturellement, à son avis ; la veille encore, le 15 janvier au soir, il lit à un ami le discours qu’il a l’intention de prononcer en cette occasion, afin de justifier la décision de la grâce. Lorsqu’on est assis sur les bancs des modérés, on est tenu à la modération et, du moment que la majorité se refuse à toute extrémité, Joseph Fouché les repousse aussi, lui, dont les convictions ne pèsent guère.
Mais entre cette soirée du 15 janvier et la matinée du 16 s’écoule une nuit inquiète et agitée. Les extrémistes ne sont pas restés oisifs ; ils ont mis en mouvement la puissante machine de l’émeute populaire, qu’ils savent si bien faire marcher. Dans les faubourgs tonne le canon d’alarme, les tambours des sections entraînent des masses profondes, ces bataillons désordonnés de la révolte, toujours appelés par les terroristes (qui, eux, restent invisibles) pour obtenir par la violence des décisions politiques, et que, d’un signe du doigt, le brasseur Santerre met sur pied en quelques heures. On les connaît, ces bataillons d’agitateurs des faubourgs, de poissonnières et d’aventuriers, depuis la prise glorieuse de la Bastille ; on les connaît depuis l’heure lamentable des massacres de Septembre.
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