Chaque fois qu’il s’agit de briser la digue de la loi, cette gigantesque vague populaire est violemment soulevée et elle entraîne toujours tout irrésistiblement avec elle, – y compris, en fin de compte, ceux qu’elle fait surgir de ses profondeurs.
Des milliers, des dizaines de milliers de manifestants entourent dès midi le Manège et les Tuileries : hommes en bras de chemise, poitrine nue, pique menaçante en main ; mégères raillant et braillant, en carmagnoles rouge feu ; gardes nationaux et peuple de la rue. Au milieu d’eux se multiplient les promoteurs du mouvement, Fournier l’Américain, Guzman l’Espagnol, Théroigne de Méricourt, cette hystérique caricature de Jeanne d’Arc. Lorsque passent des députés suspects d’être partisans de la douceur, des flots d’injures sont répandus sur eux, comme avec des baquets à ordures ; les poings se lèvent, des menaces sont lancées contre les représentants du peuple ; les intimidateurs emploient tous les moyens de terreur et de brutale violence pour faire tomber sous la hache la tête du roi.
Et cette intimidation agit sur toutes les âmes faibles. Les Girondins se sont réunis craintivement, à la lumière vacillante des chandelles, par ce soir d’hiver gris et précoce. Ceux qui, hier encore, étaient résolus à voter contre la mort du roi, pour éviter la guerre au couteau avec toute l’Europe, sont, pour la plupart, maintenant, inquiets et divisés, sous l’influence de cette formidable pression de l’émeute populaire. Il est déjà très tard lorsqu’on appelle enfin les premiers votants ; par une ironie du sort, un de ceux-ci est justement le chef des Girondins, Vergniaud, orateur d’habitude si méridional, dont la voix retentit toujours comme un marteau sous les lambris vibrants des murs. Mais, aujourd’hui, il craint s’il laisse la vie au roi, de ne plus avoir l’air assez républicain, lui le chef des républicains. Et cet homme d’ordinaire si véhément et si impétueux monte lentement, lourdement, à la tribune, sa grosse tête honteusement baissée, et il dit tout bas : « La mort. »
Cette parole vibre comme un diapason à travers la salle. Le premier des Girondins s’est renié lui-même. La plupart des autres restent fermes ; trois cents (sur sept cents voix) sont partisans de la grâce, bien qu’ils sachent que, maintenant, la modération politique exige mille fois plus de courage qu’une apparente intrépidité. Pendant longtemps la balance hésite. Quelques voix peuvent la fixer. Enfin le député Joseph Fouché, de Nantes, est appelé, celui qui, hier encore, assurait nettement à ses amis qu’il défendrait la vie du roi par un discours irréfutable, celui qui, il y a dix heures à peine, semblait le plus résolu à voter contre la mort. Mais, entre-temps, l’ancien professeur de mathématiques, le bon calculateur, a compté les voix, et il s’est aperçu qu’il allait être de la minorité, le seul parti auquel il n’appartiendra jamais. Aussi, de son pas silencieux, gravit-il en hâte la tribune et ses lèvres pâles murmurent : « La mort. »
Le duc d’Otrante prononcera et écrira par la suite cent mille mots pour excuser, comme une erreur, ces deux mots qui font de Joseph Fouché un régicide, un meurtrier de roi. Mais ces deux mots ont été proférés publiquement et enregistrés au Moniteur ; il n’est pas possible de les effacer de l’histoire ; et ils seront mémorables aussi dans l’histoire personnelle de sa vie, car ils marquent le premier reniement public de Joseph Fouché. Il a perfidement frappé par derrière Condorcet et Daunou, ses amis ; il les a joués et trompés, mais ils n’en portent point la honte devant l’histoire, car d’autres encore, et de plus forts, Robespierre et Carnot, La Fayette, Barras et Napoléon, les plus puissants de leur temps, partageront ce sort et à l’heure de la disgrâce seront également abandonnés et vaincus par lui.
Cependant, en cette minute, se révèle, pour la première fois, dans le caractère de Joseph Fouché, un autre trait, très accusé : son effronterie. Lorsqu’il trahit un parti, ce n’est jamais d’une manière lente et hésitante et ce n’est pas secrètement qu’il en déserte les rangs. Non, à la pleine lumière du jour, souriant froidement, avec un naturel stupéfiant et renversant, il va tout droit au parti qui était jusqu’alors l’adversaire et il adopte toutes ses paroles et tous ses arguments. Ce que ses anciens amis penseront et diront de lui, l’opinion de la foule et du public, le laissent complètement indifférent. Il n’y a pour lui qu’une seule chose importante : être toujours du côté du vainqueur et jamais du côté des vaincus. Dans la soudaineté de ses volte-face, dans le cynisme sans mesure de ses changements de front, il porte l’impudence à un degré qui vous abasourdit et que vous admirez malgré vous. Vingt-quatre heures et souvent même une seule, voire une minute, lui suffisent pour rejeter carrément le drapeau de sa foi et en déployer bruyamment un autre. Il marche, non avec une idée, mais avec son temps, et plus est rapide la course de celui-ci, plus sera grande la vitesse qu’il prendra pour le suivre.
Il sait que ses électeurs de Nantes seront révoltés lorsque le lendemain ils liront son vote dans le Moniteur. Aussi s’agit-il de les prévenir, non de les convaincre ; et, avec cette hardiesse foudroyante, avec cette effronterie qui, dans ces moments-là, lui donne presque une apparence de grandeur, il n’attend pas que l’explosion se produise, mais il la devance en prenant lui-même l’offensive. Dès le lendemain du scrutin, Fouché fait imprimer un manifeste dans lequel il proclame d’une manière retentissante comme étant sa plus intime conviction ce qui, en réalité, ne lui a été inspiré que par la crainte de la défaveur parlementaire : il ne veut pas laisser à ses électeurs le temps de penser et de réfléchir ; il veut les intimider et les terroriser par une brutale et soudaine attaque.
Marat et les Jacobins les plus échauffés ne peuvent rien écrire de plus sanguinaire que ce qu’écrit à ses braves bourgeois d’électeurs celui qui, la veille encore, était un modéré : « Les crimes du tyran ont frappé tous les yeux et rempli tous les cœurs d’indignation. Si sa tête ne tombe pas promptement sous le glaive de la loi, les brigands et les assassins pourront marcher la tête levée ; le plus affreux désordre menace la société !… Le temps est pour nous et contre tous les rois de la terre. » Ainsi celui qui la veille encore avait dans sa poche un manifeste probablement aussi persuasif contre l’exécution du roi, proclame maintenant que cette exécution est une inévitable nécessité.
Au vrai, l’habile calculateur a bien fait ses comptes. Opportuniste, il connaît l’irrésistible force de reniement qu’a la lâcheté ; il sait qu’en politique pour agir sur les masses, la hardiesse est le dénominateur décisif de tous les calculs. Il a vu juste : les braves bourgeois conservateurs se courbent anxieusement devant ce manifeste aussi impudent qu’inattendu ; troublés et embarrassés, ils s’empressent de donner leur adhésion à une décision qu’en eux-mêmes ils sont bien loin d’approuver. Personne n’ose contredire.
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