C'est parce que je suis ferme que Cimber a dû être banni ; et je demeure ferme en voulant qu'il reste banni.
MÉTELLUS CIMBER.—O César !
CÉSAR.—Loin de moi. Veux-tu ébranler l'Olympe ?
DÉCIUS.—Grand César !
CÉSAR.—Brutus n'a-t-il pas fléchi le genou en vain ?
CASCA.—Mon bras parle pour moi !
(Casca frappe César au cou. César lui saisit le bras :
il est alors frappé par plusieurs autres conjurés,
et enfin par Marcus Brutus.)
CÉSAR.—Et tu, Brute [Suétone rapporte seulement comme un ouï dire, auquel même il n'ajoute pas foi, que César dit en grec à Brutus :[Greek : Kai su teknon], et toi aussi mon fils. Les historiens ont depuis naturalisé ce mot en latin, et en ont fait le et tu, Brute, mot devenu si populaire, que Shakspeare n'imagina pas probablement qu'il fût permis de le faire passer dans une autre langue. Il est assez singulier que Voltaire n'ait pas fait mention de cette bizarrerie.] ?—Alors tombe, César.
(Il meurt. Les sénateurs et le peuple se retirent en tumulte.)
CINNA.—Liberté ! délivrance ! La tyrannie est morte. Courez, allez le proclamer, le crier dans toutes les rues.
CASSIUS.—Quelques-uns de vous aux tribunes. Allez et criez : Liberté ! délivrance ! affranchissement !

BRUTUS.—Peuple et sénateurs, ne vous effrayez point, ne fuyez point, restez à vos places : la dette de l'ambition est acquittée.
CASCA.—Allez à la tribune, Brutus.
DÉCIUS.—Et Cassius aussi.
BRUTUS.—Où est Publius ?
CINNA.—Le voici, tout consterné de ce soulèvement.
MÉTELLUS CIMBER.—Demeurons fermes tous ensemble, de crainte que quelques amis de César n'essayent...
BRUTUS.—Ne parle point de demeurer.—Publius, point d'abattement ; on n'a le dessein de vous faire aucun mal, ni à aucun autre Romain. Annoncez-le à tous, Publius.
CASSIUS.—Et quittez-nous, Publius, de peur que ce peuple, en fondant sur nous, ne mette votre vieillesse en danger.
BRUTUS.—Oui, éloignez-vous, et que nul homme n'ait à supporter les suites de cette action, que nous qui l'avons faite [Voltaire a traduit :
Allez, qu'aucun Romain ne prenne ici l'audace
De soutenir ce meurtre, et de parler pour nous ;
C'est un droit qui n'est dû qu'aux seuls vengeurs de Rome.].
(Rentre Trébonius.)
CASSIUS—Où est Antoine ?
TRÉBONIUS—Dans sa maison, où il s'est enfui d'épouvante. Hommes, femmes, enfants, les regards pleins de terreur, crient et courent comme si nous étions au jour du jugement.
BRUTUS.—Destins, nous connaîtrons vos volontés. Que nous devons mourir, nous le savons. Ce n'est que de l'époque et du soin d'en retarder le jour que s'inquiétent les hommes.

CASSIUS.—Véritablement, celui qui retranche vingt années de la vie, retranche vingt années de crainte de la mort.
BRUTUS.—Cela convenu, la mort est un bienfait ; et nous nous sommes montrés les amis de César en abrégeant le temps qu'il avait à la craindre. Baissez-vous, Romains, baissez-vous ; baignons nos bras dans le sang de César, et que nos épées en soient enduites. Marchons ensuite jusqu'à la place publique, et brandissant nos glaives rougis au-dessus de nos têtes, crions tous : Paix ! délivrance ! liberté !
CASSIUS.—Baissons-nous donc et qu'ils en soient trempés...—Combien de siècles futurs verront représenter la noble scène que nous donnons ici, dans des empires à naître et dans des langages encore inconnus !
BRUTUS.—Combien de fois verra-t-on couler, par manière de jeu, le sang de ce César que voilà étendu sur la base de la statue de Pompée, de pair avec la poussière !
CASSIUS.—Et chaque fois que cela se verra, on dira de notre association : Ce sont là les hommes qui donnèrent à leur pays la liberté.
DÉCIUS.—Eh bien ! sortirons-nous ?
CASSIUS.—Oui, marchons tous, Brutus nous conduira ; et, attachés à ses pas, les coeurs les plus intrépides et les plus vertueux de Rome vont honorer sa marche.
(Entre un serviteur.)
BRUTUS.—Un moment, qui vient à nous ? un ami d'Antoine.
LE SERVITEUR.—Brutus, mon maître m'a recommandé de fléchir ainsi le genou ; ainsi Marc-Antoine m'a enjoint de me jeter à vos pieds, et il m'a ordonné, lorsque je me serais prosterné, de vous parler en ces mots :

 «Brutus est noble, sage, vaillant et vertueux ; César fut puissant, intrépide, illustre et capable d'affection. Dis que j'ai aimé Brutus et que je l'honore ; dis que je craignais César, l'honorais, et l'aimais. Si Brutus veut permettre qu'Antoine vienne à lui sans avoir rien à craindre, s'il veut lui expliquer comment César a mérité d'être frappé de mort, Marc-Antoine n'aimera pas César mort autant que Brutus vivant ! mais il suivra avec une entière fidélité la fortune et les intérêts du noble Brutus à travers les hasards de cette situation encore inusitée.» Ainsi parle Antoine mon maître.
BRUTUS.—Ton maître est un sage et brave Romain ; jamais je n'en jugeai d'une manière moins favorable. Dis-lui que, s'il lui plaît de venir en ce lieu, il sera satisfait, et que, sur mon honneur, il en sortira sans nul outrage.
LE SERVITEUR.—Je vais le chercher à l'instant.
(Il sort.)
BRUTUS.—Je sais que nous l'aurons aisément pour ami.
CASSIUS.—Je désire qu'il en soit ainsi : cependant j'ai en pensée qu'il faut le redouter beaucoup, et toujours mes pressentiments sinistres vont droit à l'événement.
(Rentre Antoine.)
BRUTUS.—Voilà Antoine qui s'avance. Soyez le bienvenu, Marc-Antoine.
MARC-ANTOINE.—O puissant César, es-tu donc tombé si bas ? tes conquêtes, toutes tes gloires, tes triomphes, les dépouilles que tu as remportées sont-ils donc resserrés dans ce court espace ? Adieu !—Patriciens, j'ignore vos intentions : j'ignore quel autre que César doit voir couler son sang, quel autre est devenu trop puissant.

Si c'est moi, il n'est point pour ma mort d'heure aussi convenable que l'heure de la mort de César, ni d'arme aussi digne de moitié que ces épées que vous tenez, illustrées par le plus noble sang de cet univers. Je vous en conjure, si vous me voulez du mal, maintenant, tandis que vos mains rougies fument encore de la vapeur du sang, satisfaites votre désir. J'aurais mille ans à vivre, que jamais je ne me trouverais si disposé à mourir. Aucun lieu, aucun genre de mort, ne me plairont jamais comme de mourir ici près de César et par vos coups, vous, l'élite des grandes âmes de cet âge.
BRUTUS.—O Antoine, n'implorez point de nous votre mort. Nous devons maintenant paraître sanguinaires et cruels, ainsi que par l'état de nos mains et par l'action que nous venons d'exécuter nous le paraissons à vos yeux : mais vous ne voyez que nos mains et cette oeuvre sanglante qu'elles ont accomplie : nos coeurs, vous ne les voyez pas ; ils sont pitoyables, et c'est la pitié pour l'injure publique faite à Rome (car la flamme chasse une autre flamme, et de même la pitié une autre pitié) qui a ainsi agi contre César. Mais pour vous, Marc-Antoine, nos épées n'ont qu'une pointe de plomb, et nos bras, nos coeurs, frères en énergique colère, vous reçoivent avec toute la bienveillance de l'affection, avec estime, avec égard.
CASSIUS.—Votre voix aura autant d'influence que celle d'aucun autre dans la distribution des nouvelles dignités.
BRUTUS.—Seulement, ayez patience jusqu'à ce que nous ayons calmé la multitude hors d'elle-même de frayeur ; et alors nous vous expliquerons par quel motif, moi qui aimais César au moment même où je le frappai, je me suis conduit ainsi.

ANTOINE.—Je ne doute point de votre sagesse.—Que chacun de vous me donne sa main sanglante. D'abord, Marcus Brutus, je veux secouer la vôtre. Puis je prends votre main, Caïus Cassius ; maintenant la vôtre, Décius Brutus ! et la vôtre, Métellus ; et la vôtre, Cinna ; et la vôtre, mon brave Casca ; la vôtre enfin, bon Trébonius, nommé le dernier, mais non pas le moindre dans mon amitié.—Tous tous, patriciens... Hélas ! que dirai-je ? Ma réputation repose maintenant sur un terrain si glissant, que vous devez concevoir de moi l'une de ces mauvaises pensées, ou que je suis un lâche, ou que je suis un flatteur.—Que je t'aimai, César, oh ! c'est la vérité ! Si ton âme nous contemple maintenant, ne te sera-ce pas une douleur plus sensible que ta mort, de voir ton Antoine faisant sa paix avec tes ennemis, et secouant leur main sanglante, ô grand homme ! en présence de ton cadavre ? Si j'avais autant d'yeux que tu as de blessures, et qu'ils versassent des larmes aussi abondantes que les ruisseaux qu'elles versent de ton sang, cela me siérait bien mieux que de m'unir par des conventions d'amitié avec tes ennemis.—Pardonne-moi, Jules.—Ici tu fus environné, cerf courageux ; ici tu es tombé : et ici se sont arrêtés les chasseurs portant les marques de ton massacre, et baignés dans le fleuve cramoisi de ton sang ! O monde, tu étais la forêt de ce cerf ; et véritablement, ô monde, il était ton centre [O world, thou wast the forest to this hart
And this, indeed, O world, the heart of thee.
Hart, cerf, et heart, coeur, se prononcent de la même manière : ainsi la phrase d'Antoine signifiera également, il était ton coeur ou ton centre, et il était ton cerf.].—Maintenant te voilà étendu comme le cerf frappé par plusieurs princes.

CASSIUS.—Marc-Antoine !...
ANTOINE.—Pardonnez-moi, Cassius ; les ennemis de César en diront autant. C'est donc de la part d'un ami une bien froide modération.
CASSIUS.—Je ne vous blâme point de louer ainsi César. Mais quel traité prétendez-vous faire avec nous ? Voulez-vous être inscrit au nombre de nos amis, ou bien poursuivrons-nous sans compter sur vous ?
ANTOINE.—Vous le savez, j'ai pris vos mains ; mais il est vrai, j'ai été distrait de mon objet en baissant les yeux sur César. Je suis de vos amis à tous, et tous je vous aime, dans l'espérance que vous me donnerez des raisons qui me feront comprendre comment et en quoi César était dangereux.
BRUTUS.—S'il en était autrement, ce serait un atroce spectacle. Les explications que nous avons à vous donner abondent tellement en considérations légitimes que fussiez-vous, vous Antoine, le fils de César, vous devriez en être satisfait.
ANTOINE.—C'est tout ce que je désire ; et de plus, je voudrais obtenir de vous qu'il me fût permis de présenter son corps sur la place du marché, et de parler à la tribune, lors de la cérémonie de ses funérailles, comme il convient à un ami.
BRUTUS.