Que les puissants dieux te défendent !
«Ton ami ARTÉMIDORE.»
Je veux attendre ici que César passe ; alors je lui présenterai ceci comme une supplique. Mon coeur déplore que la vertu ne puisse vivre hors de la portée des dents de l'envie. Si tu lis cette note, ô César, tu peux vivre ; sinon, les destins conspirent avec les traîtres.
SCÈNE V
Toujours à Rome.—Une autre partie de la même rue, devant la maison de Brutus.
Entrent PORCIA ET LUCIUS.
PORCIA.—Je t'en prie, mon garçon, cours au sénat. Ne t'arrête point à me répondre, mais pars sur-le-champ. Pourquoi restes-tu là ?
LUCIUS.—Pour savoir quel est mon message, madame.
PORCIA.—Je voudrais que tu fusses déjà arrivé au sénat, et revenu avant que j'eusse pu te dire ce que tu as à faire.—O constance ! tiens-toi ferme à mes côtés ; place une énorme montagne entre mon coeur et ma langue : j'ai l'âme d'un homme, mais je n'ai que la force d'une femme. Qu'il est difficile aux femmes de se soumettre à la prudence !—Quoi ! te voilà encore !
LUCIUS.—Que faut-il que je fasse, madame ? Courir au Capitole, et pas autre chose ? Puis revenir auprès de vous, et pas autre chose ?
PORCIA.—Oui, mon garçon, viens me redire si ton maître a l'air bien portant, car il est sorti malade ; et remarque bien ce que fait César, quels sont les suppliants qui se pressent autour de lui.—Écoute, mon garçon !... quel bruit est-ce là ?
LUCIUS.—Je n'entends rien, madame.
PORCIA.—Je t'en prie, écoute bien. J'ai entendu un bruit tumultueux, comme de gens qui se battent ; le vent l'apporte du Capitole.
LUCIUS.—En vérité, madame, je n'entends rien.
(Entre le devin.)
PORCIA.—Approche, mon ami : de quel côté viens-tu ?
LE DEVIN.—De ma maison, ma bonne dame.
PORCIA.—Quelle heure est-il ?
LE DEVIN.—Environ la neuvième heure, madame.
PORCIA.—César est-il déjà rendu au Capitole ?
LE DEVIN.—Madame, pas encore. Je vais prendre ma place pour le voir, quand il passera pour s'y rendre.
PORCIA.—Tu as quelque supplique à présenter à César, n'est-ce pas ?
LE DEVIN.—J'en ai une, madame. S'il plaît à César de vouloir assez de bien à César pour m'écouter, je le conjurerai de se traiter lui-même en ami.
PORCIA.—Quoi ! as-tu appris qu'on voulût lui faire quelque mal ?
LE DEVIN.—Aucun dont j'aie la certitude, beaucoup dont je crains la possibilité. Bonjour, madame. La rue est étroite ici. Cette foule de sénateurs, de préteurs, de suppliants de la classe commune, qui se presse sur les pas de César, pourrait s'amasser au point qu'un homme faible comme moi en serait presque étouffé. Je veux gagner un endroit moins obstrué, et là parler au grand César au moment de son passage.
(Il sort.)
PORCIA.—Il faut que je rentre. Oh que je souffre ! quelle faible chose que le coeur d'une femme ! O Brutus, que les dieux te secondent dans ton entreprise !—Sûrement ce garçon m'aura entendue !—Brutus demande une faveur que César n'accordera pas.—Oh ! je me sens défaillir. Cours, Lucius ; va, parle de moi à mon mari. Dis-lui que je suis joyeuse ; puis reviens ici et me rapporte ce qu'il t'aura dit.
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME - SCÈNE I
Toujours à Rome.—Le Capitole.—Le sénat est assemblé.
(Dans la rue qui conduit au Capitole, une foule de peuple dans laquelle se trouvent Artémidore et le devin.—Fanfares.)
Entrent CÉSAR, BRUTUS, CASSIUS, CASCA, DÉCIUS,
MÉTELLUS, TRÉBONIUS, CINNA, ANTOINE, LEPIDUS,
POPILIUS, PUBLIUS et plusieurs autres.
CÉSAR.—Les ides de mars sont arrivées.
LE DEVIN.—Oui, César, mais non passées.
ARTÉMIDORE.—Salut à César.—Lis ce billet.
DÉCIUS.—Trébonius vous demande de parcourir à votre loisir son humble requête que voici.
ARTÉMIDORE.—O César, lisez d'abord la mienne, car c'est la mienne dont l'objet touche César de plus près. Lisez-la, grand César.
CÉSAR.—Ce qui n'intéresse que nous sera examiné le dernier.
ARTÉMIDORE.—Ne différez pas, César ; lisez la mienne à l'instant.
CÉSAR.—Je crois vraiment que cet homme est fou.
PUBLIUS.—Allons, l'ami, place.
CASSIUS.—Quoi, vous présentez vos pétitions dans les rues ! Venez au Capitole.
POPILIUS, à part à Cassius.—Je souhaite que votre entreprise d'aujourd'hui puisse réussir.
CASSIUS.—Quelle entreprise, Popilius ?
POPILIUS.—Portez-vous bien.
(Il s'avance vers César.)
BRUTUS.—Que vous a dit Popilius Léna ?
CASSIUS.—Qu'il souhaitait que notre entreprise d'aujourd'hui pût réussir. Je crains que nos projets ne soient découverts.
BRUTUS.—Regardez quel sera son maintien en parlant à César. Observez-le.
CASSIUS, bas à Casca.—Casca, soyez prompt ; car nous craignons d'être prévenus. (À Brutus.) Brutus, que ferons-nous ? Si la chose se sait, Cassius ou César n'en reviendra pas [Cassius or Cæsar never shall turn back. Voltaire traduit :
Cassius ou César tournerait-il le dos ?], car je me tuerai.
BRUTUS.—Cassius, ne perdez pas courage ; Popilius Léna ne parle point de notre dessein. Regardez, il sourit, et César ne change point de visage.
CASSIUS.—Trébonius sait prendre son temps. Remarquez-vous, Brutus ? il tire Marc-Antoine à l'écart.
(Sortent Antoine et Trébonius. César et les sénateurs prennent leurs siéges.)
DÉCIUS.—Où est Métellus Cimber ? Qu'il s'avance et présente en ce moment sa requête à César.
BRUTUS.—Il est prêt : il faut nous serrer autour de lui et le seconder.
CINNA, bas.—Casca, c'est vous qui devez le premier lever le bras.
CÉSAR.—Sommes-nous prêts ? Quels sont les abus que César et son sénat doivent réformer ?
MÉTELLUS CIMBER.—Très-noble, très-grand et très-puissant César, Métellus apporte devant ton tribunal les humbles voeux de son coeur.
(Il se met à genoux.)
CÉSAR.—Je dois te prévenir, Cimber, que ces formes rampantes, ces hommages pleins de bassesse, peuvent enflammer le sang des hommes vulgaires, et changer en vains projets d'enfants les décrets arrêtés dans leurs premières résolutions. Mais ne te flatte point de cette idée que César porte en lui-même un sang si rebelle, qu'il se laisse relâcher de son énergie naturelle par ce qui charme les imbéciles, par de douces paroles, de basses courbettes, et de viles caresses d'épagneul. Ton frère est banni par un décret : si tu t'avises de venir pour lui t'incliner, prier, cajoler, je te chasserai de mon chemin comme un vilain roquet. Apprends que César ne fait point d'injustices, et qu'il ne se laisse point apaiser sans motifs [Voltaire traduit :
Lorsque César fait tout, il a toujours raison.].
MÉTELLUS CIMBER.—N'est-il point ici quelque voix plus recommandable que la mienne, qui, avec des accents plus doux à l'oreille du grand César, sollicite le rappel de mon frère exilé ?
BRUTUS.—Je baise ta main, mais non pas par flatterie, César, en te demandant que Publius Cimber obtienne à l'instant la liberté de revenir.
CÉSAR.—Quoi, Brutus !
CASSIUS.—Pardon, César ; César, pardon : Cassius s'abaisse jusqu'à tes pieds pour obtenir de toi que Publius Cimber soit délivré de son exil.
CÉSAR.—Vous pourriez me fléchir si je vous ressemblais ; si je pouvais prier pour émouvoir, je pourrais être ému par des prières. Mais je suis immuable comme l'étoile du nord, qui seule dans le firmament demeure vraiment fixe et dans sa constante immobilité. Les cieux sont peints d'innombrables étincelles : elles sont toutes de feu, et chacune d'entre elles resplendit de clarté, mais il n'en est qu'une entre toutes qui garde constamment sa place.
Ce monde est de même, bien peuplé d'hommes, et tous ces hommes sont de chair et de sang, tous doués d'intelligence ; mais dans le nombre je n'en connais qu'un qui sache conserver son rang à l'abri de toute atteinte, inaccessible à tout mouvement : cet homme, c'est moi ; je veux en donner une petite preuve même en ceci.
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