Cette intention de l'auteur est évidente ; les commentateurs anglais qui ont multiplié les notes sur ce passage, auraient dû la faire remarquer.].
CASSIUS.—Ainsi donc, si nous perdons cette bataille, vous consentez à être conduit en triomphe à travers les rues de Rome ?
BRUTUS.—Non, Cassius, non. Ne pense pas, noble Romain, que jamais Brutus soit conduit enchaîné à Rome ; il porte un coeur trop grand. Il faut que ce jour même consomme l'ouvrage commencé aux ides de mars, et je ne sais si nous devons nous revoir encore : faisons-nous donc notre éternel adieu. Pour jamais, et pour jamais adieu, Cassius. Si nous nous revoyons, eh bien ! ce sera avec un sourire ; sinon, nous aurons eu raison de nous dire adieu.
CASSIUS.—Pour jamais, et pour jamais adieu, Brutus. Si nous nous revoyons, oui, sans doute, ce sera avec un sourire ; sinon, tu as dit vrai, nous aurons eu raison de nous dire adieu.
BRUTUS.—Allons, en marche.—Oh ! si l'on pouvait connaître la fin des événements de ce jour avant le moment qui doit l'amener. Mais il suffit, le jour finira ; et alors nous le saurons.—Allons, ho ! partons.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Toujours près de Philippes.—Le champ de bataille.—Une alarme.
Entrent BRUTUS ET MESSALA.
BRUTUS vivement.—A cheval, à cheval, Messala ! cours, remets ces billets aux légions de l'autre aile. (Une vive alarme.) Qu'elles donnent à la fois ; car je vois que l'aile d'Octave va mollement : un choc soudain la culbutera. Vole, vole, Messala : qu'elles fondent toutes ensemble !
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Toujours près de Philippes.—Une autre partie du champ de bataille.—Une alarme.
Entrent CASSIUS ET TITINIUS.
CASSIUS.—Oh ! regarde, Titinius, regarde ; les lâches fuient. Je me suis fait l'ennemi de mes propres soldats : cette enseigne que voilà, je l'ai vue tourner en arrière ; j'ai tué le lâche, et je l'ai reprise de sa main.
TITINIUS.—O Cassius ! Brutus a donné trop tôt le signal. Se voyant quelque avantage sur Octave, il s'y est abandonné avec trop d'ardeur ; ses soldats se sont livrés au pillage, tandis qu'Antoine nous enveloppait tous.
PINDARUS.—Fuyez plus loin, seigneur, fuyez plus loin : Marc-Antoine est dans vos tentes. Fuyez donc, mon seigneur ; noble Cassius, fuyez au loin.
CASSIUS.—Cette colline est assez loin.—Vois, vois, Titinius : est-ce dans mes tentes que j'aperçois cette flamme ?
TITINIUS.—Ce sont elles, mon seigneur.
CASSIUS.—Titinius, si tu m'aimes, monte mon cheval, et enfonce-lui les éperons dans les flancs jusqu'à ce que tu sois arrivé à ces troupes là-bas, et de là ici : que je puisse être assuré si ces troupes sont amies ou ennemies.
TITINIUS.—Je serai de retour ici dans l'espace d'une pensée.
(Il sort.)
CASSIUS.—Toi, Pindarus, monte plus haut vers ce sommet : ma vue fut toujours trouble ; suis de l'oeil Titinius, et dis-moi ce que tu remarques sur le champ de bataille. (Pindarus sort.) Ce jour fut le premier où je respirai : le temps a décrit son cercle, et je finirai au point où j'ai commencé : le cours de ma vie est révolu.
—Eh bien ! dis-moi, quelles nouvelles ?
PINDARUS, de la hauteur.—Oh ! mon seigneur !
CASSIUS.—Quelles nouvelles ?
PINDARUS.—Voilà Titinius investi par la cavalerie, qui le poursuit à toute bride.—Cependant il galope encore.—Les voilà près de l'atteindre.—Maintenant Titinius... maintenant quelques-uns mettent pied à terre.—Oh ! il met pied à terre aussi.—Il est pris !—Écoutez, ils poussent un cri de joie.
(On entend des cris lointains.)
CASSIUS.—Descends, ne regarde pas davantage.—O lâche que je suis, de vivre assez longtemps pour voir mon fidèle ami pris sous mes yeux ! (Entre Pindarus.) Toi, viens ici : je t'ai fait prisonnier chez les Parthes, et, en conservant ta vie, je te fis jurer que quelque chose que je pusse te commander, tu l'entreprendrais : maintenant remplis ton serment. De ce moment sois libre ; prends cette fidèle épée qui se plongea dans les flancs de César, et traverses-en mon sein. Ne t'arrête point à me répliquer : obéis, prends cette poignée, et dès que j'aurai couvert mon visage comme je le fais en ce moment, toi, dirige le fer.—César, tu es vengé avec la même épée qui te donna la mort.
(Il meurt.)
PINDARUS.—Me voilà donc libre ! Si j'avais osé faire ma volonté, je n'eusse pas voulu le devenir ainsi.—O Cassius ! Pindarus fuira si loin de ces contrées que jamais Romain ne pourra le reconnaître.
(Il sort.)
(Rentrent Titinius et Messala.)
MESSALA.—Ce n'est qu'un échange, Titinius ; car Octave est renversé par l'effort du noble Brutus, comme les légions de Cassius le sont par Antoine.
TITINIUS.—Ces nouvelles vont bien consoler Cassius.
MESSALA.—Où l'avez-vous laissé ?
TITINIUS.—Tout désespéré, avec son esclave Pindarus, ici, sur cette colline.
MESSALA.—N'est-ce point lui qui est couché sur l'herbe ?
TITINIUS.—Il n'est pas couché comme un homme vivant.—Oh ! mon coeur frémit !
MESSALA.—N'est-ce pas lui ?
TITINIUS.—Non, ce fut lui, Messala ! Cassius n'est plus ! O soleil couchant, de même que tu descends dans la nuit au milieu de tes rayons rougeâtres, de même le jour de Cassius s'est couché rougi de sang. Le soleil de Rome est couché, notre jour est fini : viennent les nuages, les vapeurs de la nuit, les dangers ; notre tâche est faite. C'est la crainte que je ne pusse réussir qui l'a conduit à cette action.
MESSALA.—C'est la crainte de ne pas réussir qui l'a conduit à cette action. O détestable erreur, fille de la mélancolie, pourquoi montres-tu à la vive imagination des hommes des choses qui ne sont pas ? O erreur si promptement conçue, tu n'arrives jamais à une heureuse naissance ; mais tu donnes la mort à la mère qui t'engendra.
TITINIUS.—Holà, Pindarus ! Pindarus, où es-tu ?
MESSALA,—Cherchez-le, Titinius, tandis que je vais au-devant du noble Brutus, foudroyer son oreille de cette nouvelle. Je puis bien dire foudroyer, car l'acier perçant et les flèches empoisonnées seraient aussi bien reçues de Brutus que le récit de ce que nous venons de voir.
TITINIUS.—Hâtez-vous, Messala ; et moi pendant ce temps je chercherai Pindarus.
(Messala sort.) Pourquoi m'avais-tu envoyé loin de toi, brave Cassius ? N'ai-je pas trouvé tes amis ? n'ont-ils pas mis sur mon front cette couronne de victoire, me chargeant de te la donner ? n'as-tu pas entendu leurs acclamations ? Hélas ! tu as mal interprété toutes ces choses. Mais attends, reçois cette guirlande sur ta tête. Ton Brutus me recommanda de te la donner ; je veux accomplir son ordre.—Viens, approche, Brutus, et vois ce qu'était pour moi Galus Cassius.—Vous me le permettez, grands dieux ! j'accomplis le devoir d'un Romain. Viens, épée de Cassius, et trouve le coeur de Titinius.
(Il meurt.)
(Une alarme.—Rentre Messala, avec Brutus, le jeune
Caton, Straton, Volumnius et Lucilius.)
BRUTUS.—Où est-il ? où est-il ? Où est son corps, Messala ?
MESSALA.—Là-bas, là ; et Titinius gémissant près de lui.
BRUTUS.—Le visage de Titinius est tourné vers le ciel !
CATON.—Il s'est tué !
BRUTUS.—O Jules César, tu es puissant encore ! ton ombre se promène sur la terre, et tourne nos épées contre nos propres entrailles.
(Bruit d'alarme éloigné.)
CATON.—Brave Titinius ! Voyez, n'a-t-il pas couronné Cassius mort ?
BRUTUS.—Est-il encore au monde deux Romains semblables à ceux-là ? Toi le dernier de tous les Romains, adieu, repose en paix : il est impossible que jamais Rome enfante ton égal.—Amis, je dois plus de larmes à cet homme mort que vous ne me verrez lui en donner.—J'en trouverai le temps, Cassius, j'en trouverai le temps !—Venez donc, et faites porter ce corps à Thasos.
Ses obsèques ne se feront point dans notre camp ; elles pourraient nous abattre.—Suivez-moi, Lucilius ; venez aussi, jeune Caton : retournons au champ de bataille. Labéon, Flavius, faites avancer nos lignes. La troisième heure finit : avant la nuit, Romains, nous tenterons encore la fortune dans un nouveau combat [Ce ne fut pas le même jour, mais trois semaines après, que Brutus donna la seconde bataille dans ces mêmes plaines de Philippes où les deux armées demeurèrent tout ce temps en présence.].
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Une autre partie du champ de bataille.
UNE MÊLÉE—Entrent en combattant des soldats des deux armées ; puis BRUTUS, CATON, LUCILIUS, et plusieurs autres.
BRUTUS.—Encore, compatriotes ! oh ! tenez encore un moment.
CATON.—Quel bâtard le refusera ? Qui veut me suivre ? Je veux proclamer mon nom dans tout le champ de bataille.—Je suis le fils de Marcus Caton, l'ennemi des tyrans, l'ami de ma patrie. Soldats, je suis le fils de Marcus Gaton.
(Il charge l'ennemi.)
BRUTUS.—Et moi je suis Brutus, Marcus Brutus, l'ami de mon pays : connaissez-moi pour Brutus.
(Il sort en chargeant l'ennemi.—Le jeune Caton est accablé par le nombre et tombe.)
LUCILIUS.—O jeune et noble Caton, te voilà tombé ! Eh bien ! tu meurs aussi courageusement que Titinius ; tu mérites qu'on t'honore comme le fils de Caton.
PREMIER SOLDAT.—Cède, ou tu meurs.
LUCILIUS.—Je ne cède qu'à condition de mourir. Tiens, prends tout cet or pour me tuer à l'instant. (Il lui présente de l'or). Tue Brutus, et deviens fameux par sa mort.
PREMIER SOLDAT.—Il ne faut pas le tuer : c'est un illustre prisonnier.
SECOND SOLDAT.—Place, place. Dites à Antoine que Brutus est pris.
PREMIER SOLDAT.—C'est moi qui lui dirai cette nouvelle.
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