Le général vient. (Entre Antoine). Brutus est pris, Brutus est pris, mon seigneur.
ANTOINE.—Où est-il ?
LUCILIUS.—En sûreté, Antoine ; Brutus est toujours en sûreté. Jamais, j'ose t'en répondre, jamais ennemi ne prendra vivant le noble Brutus. Les dieux le préservent d'une telle ignominie ! En quelque lieu que tu le trouves, vivant ou mort, tu le trouveras toujours semblable à Brutus, semblable à lui-même.
ANTOINE.—Amis, ce n'est point là Brutus ; mais je vous assure que je ne regarde pas cette prise comme moins importante. Ayez soin qu'il ne soit fait aucun mal à cet homme ; traitez-le avec toute sorte d'égards. J'aimerais mieux avoir ses pareils pour amis que pour ennemis. Avancez, voyez si Brutus est mort ou en vie, et revenez à la tente d'Octave nous rendre compte de ce qui est arrivé.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Une partie de la plaine.
Entrent BRUTUS, DARDANIUS, CLITUS, STRATON ET VOLUMNIUS.
BRUTUS.—Venez, tristes restes de mes amis : reposons-nous sur ce rocher.
CLITUS.—Statilius a montré au loin sa torche allumée : cependant, mon seigneur, il ne revient point ; il est captif ou tué.
BRUTUS.—Assieds-toi là, Clitus : tuer est le mot ; c'est l'action appropriée au moment. Écoute, Clitus.
(Il lui parle à l'oreille.)
CLITUS.—Quoi ! moi, monseigneur ? Non, pas pour le monde entier.
BRUTUS.—Silence donc, pas de paroles.
CLITUS.—J'aimerais mieux me tuer moi-même.
BRUTUS—Dardanius, écoute.
(Il lui parle bas.)
DARDANIUS.—Moi ! commettre une pareille action ?
CLITUS.—O Dardanius !
DARDANIUS.—O Clitus !
CLITUS.—Quelle funeste demande Brutus t'a-t-il faite ?
DARDANIUS.—De le tuer, Clitus. Regarde, le voilà qui médite.
CLITUS.—Maintenant ce noble vase est si plein de douleur, qu'il déborde jusque par ses yeux.
BRUTUS.—Approche, bon Volumnius. Un mot, écoute.
VOLUMNIUS.—Que veut mon maître ?
BRUTUS.—Ceci, Volumnius. L'ombre de César m'est apparue la nuit à deux reprises différentes, une fois à Sardes, et la nuit dernière ici, dans les champs de Philippes. Je sais que mon heure est venue.
VOLUMNIUS.—Non, seigneur, non.
BRUTUS.—Elle est venue, j'en suis certain, Volumnius. Tu vois ce monde, Volumnius, et comment tout s'y passe. Nos ennemis nous ont battu, jusqu'au bord de l'abîme. Il est plus noble de nous y lancer nous-mêmes, que d'hésiter jusqu'à ce qu'ils nous y poussent. Bon Volumnius, tu sais que nous fûmes aux écoles ensemble. Au nom de cette vieille amitié qui nous unit, tiens, je t'en prie, la poignée de mon épée, tandis que je me jetterai sur le fer.
VOLUMNIUS.—Ce n'est pas là l'office d'un ami, mon seigneur.
(Une nouvelle alarme.)
CLITUS.—Fuyez, fuyez, mon seigneur ! il n'y a pas un instant à perdre.
BRUTUS.—Adieu, vous, et vous, et vous Volumnius.—Straton, tu es resté tout ce temps endormi : adieu, toi aussi, Straton.—Compatriotes, mon coeur se réjouit parce que dans toute ma vie je n'ai pas trouvé un homme qui ne me fût fidèle. Je recueillerai plus de gloire dans ce jour de désastre, qu'Octave et Marc-Antoine n'en obtiendront par cette vile conquête. Ainsi, adieu tous à la fois, car la langue de Brutus a presque terminé l'histoire de sa vie. La nuit est suspendue sur mes yeux ; et mes membres, qui n'ont travaillé que pour atteindre à cette heure, demandent le repos. (Alarme.—Cris derrière le théâtre.) Fuyez, fuyez, fuyez.
CLITUS.—Fuyez, mon seigneur, fuyez.
BRUTUS.—Pars, je vais te suivre.—(Sortent Clitus, Dardanius et Volumnius). Straton, je t'en prie, reste auprès de ton maître. Tu es un homme plein d'attachement, ta vie n'a point été sans honneur : prends donc mon épée, et détourne ton visage, tandis que je me précipiterai dessus.
Veux-tu, Straton ?
STRATON.—Auparavant, donnez-moi votre main. Mon maître, adieu !
BRUTUS.—Adieu, bon Straton.—César, maintenant apaise-toi : je ne te tuai pas la moitié d'aussi bon coeur.
(Il se précipite sur son épée, et meurt.)
(Une alarme.—Une retraite.) (Entrent Antoine, Octave et leur armée ; Messala et Lucius.)
OCTAVE, regardant Straton.—Quel est cet homme ?
MESSALA.—Il appartient à mon général.—Straton, où est ton maître ?
STRATON.—Hors des chaînes que vous portez, Messala. Les vainqueurs n'ont plus que le pouvoir de le réduire en cendres. Brutus seul a triomphé de Brutus, et nul autre homme que lui n'a l'honneur de sa mort.
LUCILIUS.—Et c'était ainsi qu'on devait trouver Brutus.—Je te rends grâces, Brutus, d'avoir prouvé que Lucilius disait la vérité.
OCTAVE.—Tous ceux qui servirent Brutus, je les retiens auprès de moi.—Mon ami, veux-tu passer avec moi ta vie ?
STRATON.—Oui, si Messala veut vous répondre de moi.
OCTAVE.—Fais-le, Messala.
MESSALA.—Comment est mort mon général, Straton ?
STRATON.—J'ai tenu son épée, il s'est jeté sur le fer.
MESSALA.—Octave, prends donc à ta suite celui qui a rendu le dernier service à mon maître.
ANTOINE.—Ce fut là le plus noble Romain d'entre eux tous. Tous les conspirateurs, hors lui seul, n'ont fait ce qu'ils ont fait que par jalousie du grand César : lui seul entra dans leur ligue par un principe vertueux et de bien public.
Sa vie fut douce ; les éléments de son être étaient si heureusement combinés, que la nature put se lever et dire à l'Univers : C'était un homme [Plutarque rapporte dans la Vie d'Antoine que celui-ci ayant trouvé le corps de Brutus, lui dit d'abord quelques injures, «mais ensuite il le couvrit de sa propre cotte d'armes, et donna ordre à l'un de ses serfs affranchis qu'il meist ordre à sa sépulture : et depuis ayant entendu que le serf affranchi n'avoit pas fait brûler la cotte d'armes avec le corps pour autant qu'elle valoit beaucoup d'argent, et qu'il avoit substrait une bonne partie des deniers ordonnés pour ses funérailles et pour sa sépulture, il l'en feït mourir.»].
OCTAVE.—Rendons-lui le respect et les devoirs funèbres que mérite sa vertu. Son corps reposera cette nuit dans ma tente, environné de tous les honneurs qui conviennent à un soldat. Rappelons l'armée sous les tentes, et allons jouir ensemble de la gloire de cette heureuse journée.
(Ils sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
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