Bonjour, Brutus : sommes-nous importuns ?
BRUTUS.—Je suis levé depuis une heure ; j'ai passé toute la nuit sans dormir. Dites-moi si je connais ceux qui vous accompagnent.
CASSIUS.—Oui, vous les connaissez tous ; et pas un ici qui ne vous honore, pas un qui ne désire que vous ayez de vous-même l'opinion qu'a de vous tout noble Romain. Voici Trébonius.
BRUTUS.—Il est le bienvenu.
CASSIUS.—Celui-ci est Décius Brutus.
BRUTUS.—Il est aussi le bienvenu.
CASSIUS.—Celui-ci est Casca ; celui-là Cinna ; celui-là Métellus Cimber.
BRUTUS.—Tous sont les bienvenus. Quels soucis vigilants sont venus s'interposer entre la nuit et vos paupières [Voltaire s'est trompé. Il traduit :
Quels projets importants
Les mènent en ces lieux entre vous et la nuit ?] ?
CASSIUS.—Pourrai-je dire un mot ?
(Ils se parlent bas.)
DÉCIUS.—C'est ici l'orient : n'est-ce pas là le jour qui commence à poindre de ce côté ?
CASCA.—Non.
CINNA.—Oh ! pardon, seigneur, c'est le jour ; et ces lignes grisâtres qui prennent sur les nuages sont les messagers du jour.
CASCA.—Vous allez m'avouer que vous vous trompez tous deux.
C'est là, à l'endroit même où je pointe mon épée, que se lève le soleil, beaucoup plus vers le midi, en raison de la jeune saison de l'année. Dans deux mois environ, plus élevé vers le nord, il lancera de ce point ses premiers feux ; et l'orient proprement dit est vers le Capitole, dans cette direction-là.
BRUTUS.—Donnez-moi tous la main, l'un après l'autre.
CASSIUS.—Et jurons d'accomplir notre résolution.
BRUTUS.—Non, point de serment. Si notre figure d'hommes [The face of men. Les commentateurs ont cherché à expliquer ce passage de différentes manières, dont aucune n'a paru aussi satisfaisante que celle-ci. Voltaire ne l'a pas traduit. En tout, ce discours de Brutus est l'un des morceaux les plus défigurés dans sa traduction.], la souffrance de nos âmes, les iniquités du temps sont des motifs impuissants, rompons sans délai : que chacun de nous retourne à son lit oisif ; laissons la tyrannie à l'oeil hautain se promener à son gré, jusqu'à ce que chacun de nous tombe désigné par le sort. Mais si, comme j'en suis certain, ces motifs portent avec eux assez de feu pour enflammer les lâches, et pour donner une trempe valeureuse à l'esprit mollissant des femmes ; alors, compatriotes, quel autre aiguillon nous faut-il que notre propre cause pour nous exciter au redressement de nos droits ? Quel autre lien que ce secret gardé par des Romains qui ont dit le mot et ne biaiseront point ? et quel autre serment que l'honnêteté engagée envers l'honnêteté à ce que cela soit ou que nous périssions. Laissons jurer les prêtres, les lâches, les hommes craintifs, ces vieillards qu'affaiblit un corps décomposé, et ces âmes patientes de qui l'injustice reçoit un accueil serein.
Qu'elles jurent au profit de la cause injuste, les créatures dont on peut douter : mais nous, ne faisons pas à l'immuable sainteté de notre entreprise, ni à l'insurmontable constance de nos âmes, l'affront de penser que notre cause ou notre action eurent besoin d'un serment, tandis que chaque Romain doit savoir que chaque goutte du sang qu'il porte dans ses nobles veines s'entache d'une multiple bâtardise, du moment où il manque à la plus petite particule de la moindre promesse sortie de sa bouche.
CASSIUS.—Mais que pensez-vous de Cicéron ? êtes-vous d'avis de le sonder ? je crois qu'il entrerait fortement dans notre projet.
CASCA.—Il ne faut pas le laisser de côté.
CINNA.—Non, gardons-nous-en bien.
MÉTELLUS CIMBER.—Oh ! ayons pour nous Cicéron : ses cheveux d'argent nous gagneront la bonne opinion des hommes, et nous achèteront des voix qui célébreront notre action : on dira que sa sagesse a dirigé nos bras ; il ne sera plus question de notre jeunesse, de notre témérité ; tout sera enveloppé dans sa gravité.
BRUTUS.—Oh ! ne m'en parlez pas ; ne nous ouvrons point à lui ; jamais il n'entrera dans ce que d'autres auront commencé.
CASSIUS.—Laissons-le donc à l'écart.
CASCA.—En effet, il ne nous convient pas.
DÉCIUS.—Ne frappera-t-on aucun autre que César ?
CASSIUS.—C'est une question bonne à élever, Décius. Moi, je pense qu'il n'est pas à propos que Marc-Antoine, si chéri de César, survive à César. Nous trouverons en lui un dangereux machinateur ; et, vous le savez, ses ressources, s'il les met en oeuvre, pourraient s'étendre assez loin pour nous susciter à tous de grands embarras.
Il faut, pour les prévenir, qu'Antoine et César tombent ensemble.
BRUTUS.—Nos procédés [En anglais, course. Voltaire l'a traduit par le mot course, et fait une note pour l'expliquer dans un sens tout à fait bizarre, ce qui était parfaitement inutile. Course peut se traduire littéralement par les mots procédé, marche, carrière, etc., et n'a rien de plus extraordinaire qu'aucun de ces mots et une foule d'autres que nous employons continuellement dans un sens figuré.] paraîtront bien sanguinaires, Caïus Cassius, si après avoir abattu la tête nous mettons ensuite les membres en pièces, comme le fait la colère en donnant la mort, et la haine après l'avoir donnée ; car Antoine n'est qu'un membre de César. Soyons des sacrificateurs et non des bouchers, Cassius. C'est contre l'esprit de César que nous nous élevons tous : dans l'esprit de l'homme il n'y a point de sang. Oh ! si nous pouvions atteindre à l'esprit de César sans déchirer César ! Mais, hélas ! pour cela il faut que le sang de César coule ; mes bons amis, tuons-le hardiment, mais non avec rage : dépeçons la victime comme un mets propre aux dieux, ne la mettons pas en lambeaux comme une carcasse bonne à être jetée aux chiens. Que nos coeurs soient semblables à ces maîtres habiles qui commandent à leurs serviteurs un acte de violence, et semblent ensuite les en réprimander. Alors notre action semblera naître de la nécessité, et non de la haine ; et lorsqu'elle paraîtra telle aux yeux du peuple, nous serons nommés des purificateurs, non des assassins. Quant à Marc-Antoine, ne songez point à lui : il ne peut rien de plus que ne pourra le bras de César, quand la tête de César sera tombée.
CASSIUS.—Cependant je le redoute, car cette tendresse qui s'est enracinée dans son coeur pour César...
BRUTUS.—Hélas ! bon Cassius, ne songez point à lui. S'il aime César, tout ce qu'il pourra faire n'agira que sur lui-même ; il pourra se laisser aller au chagrin, et mourir pour César ; et ce serait beaucoup pour lui, livré comme il l'est aux plaisirs, à la dissipation et aux sociétés nombreuses.
TRÉBONIUS.—Il n'est point à craindre : qu'il ne meure point par nous, car nous le verrons vivre et rire ensuite de tout cela.
(L'horloge sonne.)
BRUTUS.—Silence, comptons les heures.
CASSIUS.—L'horloge a frappé trois coups.
TRÉBONIUS.—Il est temps de nous séparer.
CASSIUS.—Mais il est encore incertain si César voudra ou non sortir aujourd'hui, car il est depuis peu devenu superstitieux, et s'éloigne tout à fait de l'opinion générale qu'il s'était autrefois formée sur les visions, les songes et les présages tirés des sacrifices [Dans l'anglais, ceremonies. Voltaire a traduit :
Et l'on dirait qu'il croit à la religion.]. Il se pourrait que ces prodiges si marquants, les terreurs inaccoutumées de cette nuit, et les sollicitations de ses augures le retinssent aujourd'hui loin du Capitole.
DÉCIUS.—Ne le craignez pas. Si telle est sa résolution, je me charge de la surmonter ; car il aime à entendre répéter qu'on prend les licornes avec des arbres [En se plaçant devant un arbre derrière lequel on se retire au moment où l'animal veut vous percer de sa corne, qui de cette manière s'enfonce dans l'arbre, et laisse la licorne à la merci du chasseur. Spencer, en plusieurs endroits, fait allusion à cette fable.], les ours avec des miroirs, les éléphants dans des fosses, les lions avec des filets, et les hommes avec des flatteries : mais quand je lui dis que lui il hait les flatteurs, il me répond que cela est vrai ; et c'est alors qu'il est le plus flatté.
Laissez-moi faire ; je sais tourner son humeur comme il me convient, et je le mènerai au Capitole.
CASSIUS.—Nous irons tous chez lui le chercher.
BRUTUS.—À la huitième heure. Est-ce là notre dernier mot ?
CINNA.—Que ce soit le dernier mot, et n'y manquons pas.
MÉTELLUS CIMBER.—Caïus Ligarius veut du mal à César, qui l'a maltraité pour avoir bien parlé de Pompée. Je m'étonne qu'aucun de vous n'ait songé à lui.
BRUTUS.—Allez donc, cher Métellus, allez le trouver. Il m'aime beaucoup, et je lui en ai donné sujet : envoyez-le-moi seulement, et j'en ferai ce que je voudrai.
CASSIUS.—Le jour va nous atteindre.
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