Nous allons vous quitter, Brutus ; et vous, amis, dispersez-vous : mais souvenez-vous tous de ce que vous avez dit, et montrez-vous de vrais Romains.
BRUTUS.—Mes bons amis [Good gentlemen. Voltaire traduit mes braves gentilshommes, et met en note qu'il a traduit fidèlement : il se trompe. Tout le monde sait aujourd'hui que gentleman ne peut presque dans aucun cas se rendre par notre mot gentilhomme. Dans son sens le plus ordinaire, gentleman n'a pas de correspondant en français.], prenez un visage riant et serein. Que nos regards ne manifestent pas nos desseins ; mais qu'ils portent le secret, comme nos acteurs romains, sans apparence d'abattement et d'un air imperturbable. Maintenant je vous souhaite à tous le bonjour.
(Tous sortent excepté Brutus.)
BRUTUS appelle Lucius.—Garçon ! Lucius ! Il dort de toutes ses forces.
À la bonne heure, goûte le bienfait de la douce rosée que le sommeil appesantit sur toi ; tu n'as point de ces images, de ces fantômes que l'active inquiétude trace dans le cerveau des hommes. Aussi dors-tu bien profondément.
(Entre Porcia.)
PORCIA.—Brutus, mon seigneur !
BRUTUS.—Porcia, quel est votre dessein ? pourquoi vous lever à cette heure ? Il n'est pas bon pour votre santé d'exposer ainsi votre complexion délicate au froid humide du matin.
PORCIA.—Cela n'est pas bon non plus pour la vôtre. Vous vous êtes brusquement dérobé de mon lit, Brutus ; et hier au soir, à souper, vous vous êtes levé tout à coup, vous avez commencé à vous promener les bras croisés, pensif, et poussant des soupirs ; et quand je vous ai demandé ce qui vous occupait, vous avez fixé sur moi des regards troublés et mécontents. Je vous ai pressé de nouveau : alors vous grattant le front, vous avez frappé du pied avec impatience. Cependant j'ai insisté encore ; mais d'un geste irrité de votre main, vous m'avez fait signe de vous laisser. Je vous ai laissé, dans la crainte d'irriter cette impatience qui déjà ne paraissait que trop allumée, espérant d'ailleurs que ce n'était là qu'un des accès de cette humeur qui de temps à autre trouve son moment près de tout homme quel qu'il soit [Voltaire traduit :
Et je pris ce moment pour un moment d'humeur
Que souvent les maris font sentir à leur femmes.
Et une note placée au bas de la page paraît destinée à faire remarquer comme ridicule le sens qui n'est pas dans l'original. Les deux suivants présentent un contre-sens :
Non, je ne puis Brutus, ni vous laisser parler,
Ni vous laisser manger, ni vous laisser dormir].
Ce chagrin ne vous laisse ni manger, ni parler, ni dormir ; et s'il agissait autant sur votre figure qu'il a déjà altéré votre manière d'être, je ne vous reconnaîtrais plus, Brutus. Mon cher époux, faites-moi connaître la cause de votre chagrin.
BRUTUS.—Je ne me porte pas bien ; voilà tout.
PORCIA.—Brutus est sage, et s'il ne se portait pas bien, il emploierait les moyens nécessaires pour recouvrer sa santé.
BRUTUS.—Et c'est ce que je fais. Ma bonne Porcia, retournez à votre lit.
PORCIA.—Brutus est malade ! Est-ce donc un régime salutaire que de se promener à demi vêtu, et de respirer les humides exhalaisons du matin ? Quoi ! Brutus est malade, et il se dérobe au repos bienfaisant de son lit pour affronter les malignes influences de la nuit, et l'air impur et brumeux qui ne peut qu'aggraver son mal ! Non, non, cher Brutus ; c'est dans votre âme qu'est le mal dont vous souffrez ; et en vertu de mes droits, de mon titre auprès de vous, je dois en être instruite ; et à deux genoux je vous supplie, au nom de ma beauté autrefois vantée, au nom de tous vos serments d'amour, et de ce serment solennel qui a réuni nos personnes en une seule, de me découvrir, à moi cet autre vous-même, à moi votre moitié, ce qui pèse sur votre âme ; dites-moi aussi quels étaient ceux qui sont venus vous trouver cette nuit ? car il est entré ici six ou sept hommes qui cachaient leurs visages à l'obscurité même.
BRUTUS.—Ne vous mettez pas ainsi à genoux, ma bonne Porcia.
PORCIA.—Je n'en aurais pas besoin si vous étiez mon bon Brutus. Dites-moi, Brutus, est-il fait pour nous cette exception aux liens de mariage, que je ne participe point aux secrets qui vous appartiennent ? ne suis-je une autre vous-même que jusqu'à un certain point, et avec de certaines réserves ? pour vous tenir compagnie à table, faire la douceur de votre couche, et vous adresser quelquefois la parole ?
N'occupé-je donc que les avenues de votre affection ? Ah ! si je n'ai rien de plus, Porcia est la concubine [Harlot. Voltaire, avec une étrange légèreté, fait ici une note pour nous apprendre que le mot de l'original est whore ; le sens de ce mot serait plus grossier encore que celui de harlot.] de Brutus, et non pas sa femme.
BRUTUS.—Vous êtes ma femme fidèle et honorée, aussi précieuse pour moi que les gouttes rougeâtres qui arrivent à mon triste coeur.
PORCIA.—Si cela était vrai, je saurais déjà ce secret. Je suis une femme, j'en conviens, mais une femme que le grand Brutus a prise pour épouse. Je suis une femme, j'en conviens, mais une femme de bon renom, la fille de Caton. Pensez-vous que je ne sois pas plus forte que mon sexe, fille d'un tel père et femme d'un tel époux ? Dites-moi ce que vous méditez, je ne le révélerai point. J'ai voulu fortement éprouver ma constance ; je me suis fait une blessure ici à la cuisse : capable de soutenir ceci avec patience, pourrais-je ne pas l'être de porter les secrets de mon mari ?
BRUTUS.—O vous, dieux, rendez-moi digne de cette noble épouse. (On frappe derrière le théâtre.) Écoutez, écoutez, on frappe.—Porcia, rentre un moment, et bientôt ton sein va partager tous les secrets de mon coeur ; je te développerai tous mes engagements et tout ce qui est écrit sur mon triste front [All the charactery of my sad brows. Voltaire traduit :
Va, mes sourcils froncés prennent un air plus doux.]. Retire-toi promptement. (Porcia sort.)—Lucius, qui est-ce qui frappe ?
LUCIUS.—Il y a là un homme malade qui voudrait vous entretenir.
BRUTUS.—C'est Caïus Ligarius, dont Métellus nous a parlé. Lucius, éloigne-toi.—Caïus Ligarius, comment êtes-vous ?
LIGARIUS.—Recevez le bonjour que vous adresse une voix bien faible.
BRUTUS.—Oh ! quel temps avez-vous choisi, brave Caïus, pour garder votre bonnet de nuit ? Que je voudrais que vous ne fussiez pas malade !
LIGARIUS.—Je ne suis plus malade, si Brutus a en main quelque exploit digne d'être marqué du nom de l'honneur.
BRUTUS.—J'aurais en main un exploit de ce genre, Ligarius, si pour l'entendre vous aviez l'oreille de la santé.
LIGARIUS.—Par tous les dieux devant qui se prosternent les Romains, je chasse loin de moi mon infirmité. Âme de Rome, fruit généreux des reins d'un père respecté, comme un exorciste tu as conjuré l'esprit de maladie. Ordonne-moi d'aller en avant, et mes efforts tenteront des choses impossibles ; que dis-je ! ils en viendront à bout.—Que faut-il faire ?
BRUTUS.—Une oeuvre par laquelle des hommes malades retrouveront la santé.
LIGARIUS.—Mais n'est-il pas quelques hommes en santé que nous devons rendre malades ?
BRUTUS.—C'est aussi ce qu'il faudra. Ce que c'est, cher Caïus, je te l'expliquerai en nous rendant ensemble au lieu où la chose doit se faire.
LIGARIUS.—Que votre pied m'indique la route, et d'un coeur animé d'une flamme nouvelle, je vous suivrai sans savoir à quelle entreprise : il suffit que Brutus me guide.
BRUTUS.—Suis-moi donc.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Toujours à Rome.—Une pièce du palais de César.—Tonnerre et éclairs.
Entre CÉSAR en robe de chambre.
CÉSAR.—Ni le ciel ni la terre n'ont été en paix cette nuit. Trois fois Calphurnia dans son sommeil s'est écriée : «Au secours ! oh ! ils assassinent César !»—Y a-t-il là quelqu'un ?
(Entre un serviteur.)
LE SERVITEUR.—Mon seigneur ?
CÉSAR.—Va, commande aux prêtres d'offrir à l'instant un sacrifice, et reviens m'apprendre quel succès ils en augurent.
LE SERVITEUR.—J'y vais, mon seigneur.
(Il sort.)
(Entre Calphurnia.)
CALPHURNIA.—Que prétendez-vous, César ? Penseriez-vous à sortir ? vous ne sortirez point aujourd'hui de chez vous.
CÉSAR.—César sortira. Les choses qui m'ont menacé ne m'ont jamais regardé que de dos : dès qu'elles apercevront le visage de César, elles s'évanouiront.
CALPHURNIA.—César, jamais je ne me suis arrêtée aux présages ; mais aujourd'hui ils m'épouvantent.
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