Jules Verne
LE LIVRE D’OR DE LA SCIENCE-FICTION
Collection dirigée par Jacques Goimard
JULES VERNE
Anthologie réunie
et présentée
par
François RAYMOND
PRESSES POCKET
François RAYMOND. Né en 1926. A écrit de nombreuses études sur Jules Verne, l’anticipation, le roman populaire, Maurice Renard, Jarry, Raymond Roussel, le récit policier, etc., dans les revues « Bulletin de la Société Jules Verne », publications du Collège de Pataphysique, « Europe », « Romantisme. Revue du XIXe siècle », « Revue française de l’électricité », « Les Cahiers de l’imaginaire », « Enigmatika » ; il a également animé plusieurs colloques sur les mêmes sujets.
Depuis dix ans, il dirige la revue « Jules Verne » aux Éditions Lettres modernes, et a publié chez Jean-Jacques Pauvert un grand texte inédit de cet auteur.
Enigme, science-fiction, fantastique et pataphysique sont à ses yeux autant de moyens privilégiés pour accéder, et faire accéder, d’un réel dérisoire ou terrifiant à la multiplicité des possibles.
© Presses Pocket 1986 pour la préface, les notices de présentation et la bibliographie.
ISBN 2-266-01758-6
PRÉFACE
DE FRANÇOIS RAYMOND
LE SCAPHANDRIER DES ABÎMES
Au sommaire du premier numéro d’« Amazing Stories. The magazine of Scientifiction », en avril 1926, figurait une réédition de Hector Servadac, de Jules Verne ; suivirent Voyage au centre de la Terre, Un drame dans les airs et six autres récits, ainsi que des textes de Pœ, Wells, Edgar Rice Burroughs et Abraham Merritt. Est-ce là simple tactique éditoriale, pour donner ses « lettres de noblesse » au nouveau genre ainsi proposé, et baptisé ? Ou cette stratégie recouvre-t-elle – à la faveur, peut-être, de quelque malentendu – un rapprochement vraiment pertinent, à l’instar du surréalisme revendiquant Sade comme précurseur ? Entre le « roman scientifique » créé par Verne avec Cinq Semaines en ballon (1863), et la jeune « science-fiction », il y avait plus de soixante ans d’évolution, et de révolutions, scientifiques, technologiques, économiques, politiques, culturelles ; les deux genres n’ont ni le même nom ni le même contenu : le rapport de la « fiction » à la « science » n’y est pas du même ordre. Et cette relation à la science ne devait par la suite cesser de se distendre, disparaissant quasi complètement de l’« heroic-fantasy », ou prenant un sens tout à fait nouveau dans la « speculative-fiction ». Corrélativement, la dimension fictionnelle y gagnait une ampleur, et des libertés, sans commune mesure avec les audaces, aujourd’hui relatives, de l’écrivain français.
Pourtant, nombreux sont les textes de Verne qui relèvent réellement de la science-fiction, et aussi du fantastique, au sens actuel de ces mots. Par-delà les mutations historiques et littéraires, sous-jacente à son souci didactique et à sa prétendue finalité de « littérature pour la jeunesse », il y a une modernité de Jules Verne, faite d’angoisse et de jeu, de violence et de dérision, de subversion des valeurs, et de la langue. J’oserai même ce paradoxe, que Verne n’est pas moins proche de notre sensibilité la plus contemporaine, que de cette « hard-science » où certains historiens voudraient cantonner son influence. Car cette proximité n’est pas d’influence, mais de convergence : Sade et Breton se rencontrent au même « château de la subversion » ; Verne, et la science-fiction moderne, en certains « points de l’esprit ». On peut tenter de les localiser.
Il faut toutefois dénoncer d’abord une première erreur : celle qui confond le projet idéologique et commercial d’Hetzel, éditeur de Verne, et celui de l’écrivain lui-même (1828-1905). C’est à Hetzel qu’il convient d’attribuer la croyance dans le progrès indéfini de l’humanité apporté par la science ; et la diffusion de ces « lumières », sous une forme attrayante, par la création du « Magasin d’Éducation et de Récréation » destiné « aux familles ». Particulièrement apte, semblait-il, à réaliser la synthèse concrète de ces deux objectifs, l’auteur de Cinq Semaines en ballon fut alors recruté dans l’équipe. Verne, certes, souscrivit au contrat moral et financier proposé par Hetzel : produire trois, puis deux volumes par an, dans la « Bibliothèque d’Éducation et de Récréation ». N’a-t-il pas décidé d’être, non pas avoué comme le voulait son père, mais écrivain ? N’a-t-il pas déjà à son actif, entre autres, de remarquables nouvelles, véritables « textes-genèse » publiés dans le « Musée des familles » ? Ne trouve-t-il pas dans ce contrat la chance de sa vie ? Mais Verne, alors âgé de trente-cinq ans, a déjà une culture, et une inclination, littéraires au moins autant que scientifiques : Hoffmann, Walter Scott, Hugo, Dumas, Edgar Pœ surtout, sont ses maîtres. Il a ses idées politiques, philosophiques, religieuses, différentes à la fois de celles – très conservatrices ! – héritées de l’éducation familiale, et de celles, progressistes, de Hetzel. Il a enfin ses fantasmes et angoisses intimes, lisibles tant dans ses premiers écrits que dans les diverses affections psychosomatiques dont il souffre déjà.
L’intégration de la science dans le roman ne pouvait donc avoir, pour l’homme et l’écrivain, le même sens que pour son éditeur. La science, pour Verne, est moins à « résumer » et divulguer qu’à prolonger : c’est la découverte systématique, par le récit de voyages fictifs, des « Mondes connus et inconnus », titre primitif des « Voyages extraordinaires ». Et de 1864 à 1869, il s’élance hardiment dans l’inconnu de l’espace : le centre de la Terre, le pôle Nord (Voyages et Aventures du capitaine Hatteras), la reconnaissance de la Lune, le monde sous-marin. Il pousse même jusqu’à la nébuleuse primitive, ou à la face cachée de la Lune, en des « rêves » ou visions qui n’ont plus de scientifique que le nom. Car il continue à y employer le vocabulaire scientifique, assurant ainsi, du connu à l’inconnu et de celui-ci aux « mystères », une insensible transition. Le problème littéraire majeur que lui posait son propre projet se résume en effet en une phrase : « rendre très vraisemblables des choses invraisemblables » ; il y fallait, entre autres, une systématique minutie dans les descriptions, et l’utilisation massive de la terminologie et des références scientifiques. Entre tous les écrivains de science-fiction, Verne s’affirme ainsi comme le grand réaliste de l’imaginaire. C’est un des traits qui paient à cet auteur – le plus traduit dans le monde après la Bible, en 1969-1970 ! – une audience universelle et durable ; aucun des autres « Grands Ancêtres » de la science-fiction, Wells, Rosny, ne le concurrencent sur ce point.
A ce principe de vraisemblance, Verne fait toutefois de très notables exceptions : Hector Servadac, le Docteur Sans dessus dessous, la Chasse au météore sont de ces textes que Verne et son éditeur baptisaient « fantaisies » pour annoncer la couleur et bien marquer la différence avec les autres « Voyages extraordinaires » ; généralement mal reçus à l’époque, ils brillent aujourd’hui de tout leur éclat : parfaits exemples de ce que Jarry, à propos de Wells notamment, appelait « roman hypothétique », ce sont aussi d’authentiques récits de science-fiction humoristique. Autre œuvre d’exception, ce Voyage à travers l’impossible, joué en 1882 à la barbe d’Hetzel, et récemment publié. Là, pour la première et unique fois, des cosmonautes terriens posent le pied sur une très lointaine planète habitée, « Altor », après avoir accédé au feu central de la Terre, et remonté le temps ! jusqu’à l’époque de l’Atlantide. Véritable épopée de l’humanité, cette « pièce fantastique » ne doit ses audaces qu’au double alibi du spectacle de féerie, et de la satire. La science n’y alourdit plus l’action ; sous forme de passion de la découverte, elle en resté le moteur.
En dehors de ces remarquables échappées, ce qui nous frappe aujourd’hui dans le « monde vernien », c’est soit caractère relativement limité, et clos sur lui-même. A l’inverse de Rosny par exemple, de peu son cadet, c’est en vain que l’on chercherait chez Verne bon nombre des « thèmes » de la science-fiction moderne : extraterrestres, êtres venus d’ailleurs, espèces concurrentes de l’humanité, mutants, robots, etc. ; pas même de pouvoirs parapsychiques, sauf chez le magnétiseur Mathias Sandorff.
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