Il semble que le romancier Verne manifeste un refus systématique d’entrer en contact, sinon purement spéculatif, avec l’Autre que l’homme. Pourtant, dans ce monde apparemment aseptisé, expurgé de toute radicale altérité, l’étrange, sinon l’Étranger, resurgit de l’intérieur : les monstres y pullulent. Certains – popularisés par le cinéma – ne sont tels que par leur gigantisme (le calmar de Vingt Mille Lieues sous les mers) ou leur origine antédiluvienne (Voyage au centre de la Terre), d’autres sont plus sournois, comme le gymnote ou « couleuvre électrique » de la Jangada. Car déjà, ici, apparaît ce qui fascine le plus l’écrivain : l’interférence des règnes, le machinique dans le vivant, bref : le fantastique, voire le fantasmatique. Si improbables que soient les « poissons-fusils » de Vingt Mille Lieues ou le « gura crepitans à fruits explosibles » du Village aérien – deux exemples entre mille – ils existent, figurent bel et bien dans les encyclopédies spécialisées : la biologie est sauve, le contrat hetzélien respecté. Mais qui ne voit que la science ainsi utilisée comme caution, et tremplin, est en fait radicalement subvertie ? Et que le but n’est pas d’enseigner, mais de dépayser le lecteur, de l’entraîner un instant dans ce « domaine de l’étrange », déjà exploré entre autres par l’auteur des Aventures dArthur Gordon Pym ?

On traverse la région des monstres – et l’on passe outre, avec ou sans combat ; on ne les a pas recherchés. Ce que visent au contraire les héros de Jules Verne – mais il s’agit ici moins d’un « thème » que d’une fantasmatique, et d’une problématique – ce sont les confins du monde, les points extrêmes, les « blancs » des cartes et mappemondes. Ils étaient nombreux à l’époque ; mais aujourd’hui encore, l’intérieur de l’écorce terrestre, les « grands fonds sous-marins », les planètes autres que notre satellite ne sont connus que par technologie interposée : l’homme ne les a pas encore pénétrés. Verne, lui, y envoie des explorateurs qui, comme Aronnax, pourront dire : « J’ai vu et senti ». Il tient, « romancier avant tout », à faire voir et pour ainsi dire toucher ces frontières par des hommes physiquement présents et, de préférence, isolés de tout. La surexcitation de ces personnages, et leur angoisse, croît en fonction directe de la proximité des limites. Limites du monde, ou limites de l’homme ? Espace extérieur, ou « intérieur » ? Ses héros, comme ceux de J. G. Ballard, vont vraiment jusqu’au bout, y compris d’eux-mêmes. Du pôle Nord, Hatteras revient fou – s’il ne était déjà ; maître du monde sous-marin, mais non pas de lui-même, Nemo lance son Nautilus, « volontairement Peut-être », dans les « étreintes du Maelström » (Vingt Mille Lieues) ; Arthur Pym parvient au pôle Sud, mais y reste cloué pour l’éternité (le Sphinx des glaces). Ainsi la « limite » – fluctuante – du monde vernien n’est-elle que la courbe imaginaire qui relie les points-limites atteints, dans tous les azimuts, par des voyages successifs. Elle est, en même temps, celle de la capacité humaine de survivre, intellectuelle et morale autant que physique ; elle n’en est, peut-être, que la projection. « Territoires de l’inquiétude », « espaces inhabitables » : notions verniennes s’il en fût, avant d’être modernes.

Et notions qui relèvent autant du « fantastique » que de la « science-fiction ». Le feu, la glace, le vide, l’« impénétrable nuit », toutes ces figures de la Mort, Verne les rejette aux frontières de son univers ; enfermés dans la coquille protectrice d’un « wagon-projectile », d’un sous-marin ou d’un scaphandre, ses personnages peuvent partir, frôler « l’inconnu » qui tout à la fois les fascine et les terrifie, et revenir raconter l’épopée – non sans avoir laissé là-bas les tombeaux de quelques héros de l’impossible. Ces derniers d’ailleurs ne sont pas moins inquiétants que l’objet de leur quête ; un démon les habite : celui de l’autodestruction. Aux confins du monde brillent toujours des « torches colossales » – elles se nomment, au pôle Sud, l’« Erebus » et le « Terror » ; et toujours quelque engin, ou quelque Empédocle, vient s’y jeter « comme un papillon gigantesque ». Miroirs se réfléchissant mutuellement, l’Autre du monde et l’Autre de l’homme s’attirent irrésistiblement, jusqu’à l’étreinte finale, et mortelle.

Un autre démon, plus sournois, relaie fréquemment le premier : la hantise de la déréliction. La « mort de la Terre », thème de science-fiction déjà classique au tournant du siècle, paraît n’être traité par Verne (ou par son fils Michel) que dans l’Éternel Adam. En fait elle est vécue, à leur échelle, par chaque explorateur un moment égaré, ou par chaque groupe de naufragés. Il n’est d’abri qui ne soit détruit par les éléments, de combustible ou de provisions qui ne viennent à manquer, livrant leurs usagers à l’enfer du froid, de la faim, voire du cannibalisme ; les îles elles-mêmes et leurs confortables cavernes ne sont que des relais, des répits pour ces perpétuels exilés ; île suprême, la Terre à son tour est condamnée au refroidissement, et constamment menacée par le mouvant « linceul de la mer ». Surgit alors un spectre qui n’a cessé de hanter l’imaginaire de Verne : celui de la régression ; sous le prétendu civilisé reparaît la « bête féroce », sous la loi, celle de la jungle ; le Chancellor, récit « terrible », nous fait vivre une par une les étapes de cette déconstruction.

Certains naufrages, pourtant, prennent une tout autre direction : celle de la reconstruction. L’homme édifie alors une technologie, artisanale mais suffisante, faite de récupération des débris de l’ancienne et d’astucieux aménagements de l’environnement ; et surtout une société nouvelle, fondée sur des bases radicalement différentes. Face au problème commun de la survie, la course au profit, l’esprit de domination, les rivalités personnelles ou nationales, tares de notre civilisation, deviennent sans objet ; à la place règnent l’inventivité, la solidarité, la convivialité, le jeu. Là, loin des espaces connus, hors de l’Histoire sinon du temps, l’homme devient ce qu’il pourrait être : le Pays des fourrures, l’île mystérieuse, Deux ans de vacances, sont l’occasion pour Verne de construire, apanage de petites communautés, ses véritables et précaires utopies. « Histoire d’une hypothèse », Hector Servadac commence par la croyance en la destruction de la Terre, dont seuls survivent trente-six habitants, enlevés par une comète ; il en naîtra, à mi-chemin entre l’harmonie fouriériste et la Pataphysique, « l’Adam et l’Eve d’un nouveau monde ».

Proposer une telle alternative à notre civilisation, n’est-ce pas plus ou moins implicitement la condamner, sinon la refuser à l’instar de Nemo ? Et Verne est-il vraiment le chantre de notre société industrielle, le simple porte-parole d’une idéologie – qui est encore celle des « grandes puissances » ? On l’a cru, certains le croient encore : ce n’est pas par hasard si l’URSS et les USA vouent officiellement le même culte à une certaine image de Jules Verne, celui de la « foi saint-simonienne dans la science » (Cyrille Andreev), celui du promoteur d’une immense « révolution invisible » (Ray Bradbury).