Une heure de lutte avec les rocs vacillants, avec les fondrières de cendre dans lesquelles ce héros de l’impossible disparaissait jusqu’à mi-corps. Tantôt il se hissait, en s’arc-boutant des genoux et des reins contre les anfractuosités de la montagne, et tantôt, suspendu par les mains à quelque arête vive, il oscillait au vent comme une touffe desséchée.
Enfin il arriva au sommet du volcan, à l’orifice même du cratère. Le docteur eut alors l’espoir que le malheureux, parvenu à son but, en reviendrait peut-être, et n’aurait plus que les dangers du retour à subir. Il poussa un dernier cri :
— Hatteras ! Hatteras !
L’appel du docteur fut tel qu’il remua l’Américain jusqu’au fond de l’âme.
— Je le sauverai ! s’écria Altamont.
Puis, d’un bond, franchissant le torrent de feu au risque d’y tomber, il disparut au milieu des roches.
Clawbonny n’avait pas eu le temps de l’arrêter.
Cependant Hatteras, parvenu à la cime de la montagne, s’avançait au-dessus du gouffre sur un roc qui surplombait. Les pierres pleuvaient autour de lui. Duk le suivait toujours. Le pauvre animal semblait déjà saisi par l’attraction vertigineuse de l’abîme, Hatteras agitait son pavillon, qui s’éclairait de reflets incandescents, et le fond rouge de l’étamine se développait en longs plis au souffle du cratère.
Hatteras le balançait d’une main. De l’autre, il montrait au zénith le pôle de la sphère céleste. Cependant, il semblait hésiter. Il cherchait encore le point mathématique où se réunissent tous les méridiens du globe et sur lequel, dans son entêtement sublime, il voulait poser le pied.
Tout d’un coup le rocher manqua sous lui. Il disparut. Un cri terrible de ses compagnons monta jusqu’au sommet de la montagne. Une seconde, un siècle ! s’écoula. Clawbonny crut son ami perdu et enseveli à jamais dans les profondeurs du volcan. Mais Altamont était là, Duk aussi. L’homme et le chien avaient saisi le malheureux au moment où il disparaissait dans l’abîme. Hatteras était sauvé, sauvé malgré lui, et, une demi-heure plus tard, le capitaine du Forward, privé de tout sentiment, reposait entre les bras de ses compagnons désespérés.
Quand il revint à lui, le docteur interrogea son regard dans une muette angoisse. Mais ce regard inconscient, comme celui de l’aveugle qui regarde sans voir, ne lui répondit pas.
— Grand Dieu ! dit Johnson, il est aveugle !
— Non ! répondit Clawbonny, non ! Mes pauvres amis, nous n’avons sauvé que le corps d’Hatteras ! Son âme est restée au sommet de ce volcan ! Sa raison est morte !
— Fou ! s’écrièrent Johnson et Altamont consternés.
— Fou ! répondit le docteur.
(Deuxième partie, chap. XXV)
LE POINT DE RUPTURE
(Vingt Mille Lieues sous les mers, 1870)
« L’heure avait été suspendue aux horloges du bord (…) je ne savais où nous étions. » Que s’est-il passé, pour qu’un personnage vernien, d’ordinaire si assuré de sa position dans l’espace et le temps, se sente parvenu dans ce « domaine de l’étrange » familier à Edgar Pœ ? Maître absolu de son submersible le « Nautilus », et par là du « monde sous-marin » tout entier, Nemo est allé trop loin : planter son drapeau noir au sommet du pôle Sud, défier la foudre à visage découvert ; enfin, couler bas un navire étranger, et savourer son agonie : chacun de ses actes constitue désormais une provocation. « Dieu tout-puissant ! assez ! assez ! » Nemo lui-même n’en peut plus. Ses trois prisonniers non plus : Aronnax ne supporte pas de voir son idole sombrer dans la haine, les tourments ; Conseil suit son maître ; le Canadien Ned Land depuis longtemps veut s’enfuir.
C’est le moment où jamais, pour ces hommes qui, Nemo le premier, commencent à « perdre le Nord »… Mais le Nord, lui, ne les perd pas : il attend l’orgueilleux Nemo, sous la forme du Maelström, ce pôle d’attraction mortel : lieu monstrueux où l’espace et le temps se referment sur eux-mêmes, et sur leur proie. Nemo y lance son « Nautilus » – « volontairement peut-être ». Le sympathique narrateur reprendra-t-il connaissance, dans ce monde ou dans un autre ? Nemo aura-t-il « résisté » aux « étreintes du Maelström » ? L’auteur de Vingt Mille Lieues sous les mers (1869-70), féerie scientifique qui vire à la tragédie et au fantastique, nous abandonne à ces interrogations…
Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l’Atlantique. L’ombre se fit, et la mer fut envahie par les ténèbres jusqu’au lever de la lune.
Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J’étais assailli de cauchemars. L’horrible scène de destruction se répétait dans mon esprit.
Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’où nous entraîna le Nautilus dans ce bassin de l’Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inappréciable ! Toujours au milieu des brumes hyperboréennes ! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mers ignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je ne saurais le dire. Le temps qui s’écoulait je ne pouvais plus l’évaluer. L’heure avait été suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour, comme dans les contrées polaires, ne suivaient plus leur cours régulier.
1 comment