Je me sentais entraîné dans ce domaine de l’étrange où se mouvait à l’aise l’imagination surmenée d’Edgard Poë. À chaque instant, je m’attendais à voir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cette figure humaine voilée, de proportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre, jetée en travers de cette cataracte qui défend les abords du pôle » !

J’estime, – mais je me trompe peut-être, – j’estime que cette course aventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je ne sais ce qu’elle aurait duré, sans la catastrophe qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n’était plus question. De son second, pas davantage. Pas un homme de l’équipage ne fut visible un seul instant. Presque incessamment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand il remontait à leur surface afin de renouveler son air, les panneaux s’ouvraient ou se refermaient automatiquement. Plus de point reporté sur le planisphère. Je ne savais où nous étions.

Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces et de patience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans un accès de délire et sous l’empire d’une nostalgie effrayante, il ne se tuât. Il le surveillait donc avec un dévouement de tous les instants.

On comprend que, dans ces conditions, la situation n’était plus tenable.

Un matin, – à quelle date, je ne saurais le dire, – je m’étais assoupi vers les premières heures du jour, assoupissement pénible et maladif. Quand je m’éveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l’entendis me dire à voix basse :

« Nous allons fuir ! »

Je me redressai.

« Quand fuyons-nous ? demandai-je.

— La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du Nautilus. On dirait que la stupeur règne à bord. Vous serez prêt, monsieur ?

— Oui. Où sommes-nous ?

— En vue de terres que je viens de relever ce matin au milieu des brumes, à vingt milles dans l’est.

— Quelles sont ces terres ?

— Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous nous y réfugierons.

— Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût la mer nous engloutir !

— La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles à faire dans cette légère embarcation du Nautilus ne m’effraient pas. J’ai pu y transporter quelques vivres et quelques bouteilles d’eau à l’insu de l’équipage.

— Je vous suivrai.

— D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me défends, je me fais tuer.

— Nous mourrons ensemble, ami Ned. »

J’étais décidé à tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-forme, sur laquelle je pouvais à peine me maintenir contre le choc des lames. Le ciel était menaçant, mais puisque la terre était là dans ces brumes épaisses, il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure.

Je revins au salon, craignant et désirant tout à la fois de rencontrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ? Pouvais-je lui cacher l’involontaire horreur qu’il m’inspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me trouver face à face avec lui ! Mieux valait l’oublier ! Et pourtant !

Combien fut longue cette journée, la dernière que je dusse passer à bord du Nautilus ! Je restais seul. Ned Land et Conseil évitaient de me parler par crainte de se trahir.

À six heures, je dînai, mais je n’avais pas faim. Je me forçai à manger, malgré mes répugnances, ne voulant pas m’affaiblir.

À six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit :

« Nous ne nous reverrons pas avant notre départ. À dix heures, la lune ne sera pas encore levée. Nous profiterons de l’obscurité. Venez au canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. »

Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donné le temps de lui répondre.

Je voulus vérifier la direction du Nautilus.