Le Nautilus se défendait comme un être humain. Ses muscles d’acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui !
« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous ! En restant attachés au Nautilus, nous pouvons nous sauver encore… ! »
Il n’avait pas achevé de parler, qu’un craquement se produisait. Les écrous manquaient, et le canot, arraché de son alvéole, était lancé comme la pierre d’une fronde au milieu du tourbillon.
Ma tête porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdis connaissance.
(Deuxième partie, chap. XXII)
LA FAIM
(Le Chancellor, 1874)
« Qu’elles se disjoignent donc enfin, ces planches. Que cet Océan nous engloutisse ! ». Voilà ce que pouvaient lire les lecteurs, juvéniles ou non, de le Chancellor. Journal du passager J. -R. Kazallon (1874-75). Écho d’un vers célèbre de Rimbaud, ce cri n’exprime plus le vertige d’autodestruction qui fascine un Hatteras, un Nemo : c’est un appel à la délivrance, celui d’un homme torturé par la soif et la faim. Le trois-mâts « Chancellor » a fait naufrage, le radeau construit de ses débris est perdu en plein Atlantique, les provisions sont épuisées depuis longtemps. Entre les douze survivants, règne la « loi de la jungle » ; nul n’y échappe, passager ou matelot. Seul le « second », Kurtis, assure un reste de discipline : il est armé.
Angoisse de la mort par la faim, de la déréliction, du cannibalisme, ne sont pas seulement réminiscences d’Arthur Gordon Pym ou du « radeau de la Méduse » : de Cinq Semaines en ballon (1863) aux Naufragés du « Jonathan » (1909), Verne n’a cessé de les évoquer, pour les exorciser. Car ces limites sur lesquelles il écartèle ses personnages ne sont pas seulement celles qui séparent l’homme du surhumain ; ce sont, aussi, celles qui le rattachent à la bête. Limites mouvantes, donc fantastiques ; fantastiques et subversives… L’année même où commence à paraître l’île mystérieuse, cette reconquête de la science et de l’humain, le Chancellor décrit leur déconstruction. Et peut-être celle de la religion : il n’est pas interdit de voir, dans l’autosacrifice du nègre dément, une sanglante parodie de la Cène, sur quelque autre scène…
— 17 janvier. – (…) Depuis que les nuages orageux qui nous ont donné une demi-heure de pluie sont passés, le ciel est redevenu pur. Le vent a fraîchi un instant, mais bientôt il calmit, et la voile pend le long du mât. Le vent, d’ailleurs, nous ne le considérons plus comme un moteur. Où est le radeau ? En quel point de l’Atlantique les courants l’ont-ils poussé ? Nul ne peut le dire, ni souhaiter que le vent souffle de l’est plutôt que du nord ou du sud ! Nous ne demandons qu’une chose à cette brise, c’est qu’elle rafraîchisse nos poitrines, c’est qu’elle mêle un peu de vapeur à l’air sec qui nous dévore, c’est qu’elle tempère enfin cette chaleur que verse du zénith un soleil de feu.
Le soir est arrivé, et la nuit sera obscure jusqu’à minuit, heure à laquelle se lèvera la lune, qui entre dans son dernier quartier. Les constellations, un peu embrumées, ne projettent pas cet étincellement superbe qui illumine les nuits froides.
En proie à une sorte de délire, sous l’impression d’une faim atroce qui habituellement redouble avec la chute du jour, je vais m’étendre sur un paquet de voiles jeté à tribord, et là, je me penche au-dessus des flots pour en aspirer la fraîcheur.
De mes compagnons qui sont couchés à leur place accoutumée, combien trouvent dans le sommeil un oubli de leurs souffrances ? pas un peut-être. Quant à moi, mon cerveau vide est assiégé de cauchemars.
Cependant, un assoupissement maladif, qui n’est ni la veille ni le sommeil, s’est emparé de moi. Je ne saurais dire combien de temps je suis resté dans cet état de prostration. Tout ce que je me rappelle, c’est que, à un certain moment, une sensation particulière m’en a tiré.
Je ne sais si je rêve, mais mon odorat est frappé d’une odeur qu’il ne reconnaît pas d’abord. C’est comme une émanation vague, qu’un reste de brise m’apporte par instants. Mes narines s’enflent et aspirent. « Qu’est-ce que cette odeur ? » suis-je tenté de m’écrier… Une sorte d’instinct me retient, et je cherche comme on cherche dans sa mémoire un mot ou un nom oubliés.
Quelques instants se passent. L’intensité de l’émanation, plus vivement accusée, provoque chez moi des aspirations plus vives.
— Mais, dis-je tout à coup et comme un homme qui se souvient, c’est une odeur de chair cuite ! Une aspiration plus active m’assure que mes sens n’ont pu m’abuser, et cependant, sur ce radeau…
Je me relève sur les genoux, j’aspire de nouveau – qu’on me pardonne l’expression – je renifle l’air ambiant !… La même émanation vient encore frapper mes narines. Je suis donc sous le vent de l’objet qui produit cette odeur, et, par conséquent, cet objet se trouve à l’avant du radeau.
Me voilà donc, quittant ma place, rampant comme un animal, furetant, non des yeux, mais du nez, me glissant sous les voiles, entre les espars, avec la prudence d’un chat, et ne voulant à aucun prix éveiller l’attention de mes compagnons.
Pendant quelques minutes, je rampe ainsi dans tous les coins, me guidant à l’odorat, comme un limier. Tantôt la trace m’échappe, soit que je m’éloigne du but, soit que la brise tombe, et tantôt l’émanation m’arrive avec une intensité nouvelle.
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