Enfin, je la tiens, cette trace, je la suis, et je sens que je vais droit à l’objet !

En ce moment, j’ai atteint l’angle de tribord, à l’avant du radeau, et je reconnais que cette odeur est celle d’un morceau de lard fumé. Je ne me trompe pas. Toutes les papilles de ma langue se hérissent d’envie !

Il me faut alors m’insinuer sous un épais pli de voiles. Personne ne me voit, personne ne m’entend. Je me glisse sur les genoux, sur les coudes. J’allonge le bras. Ma main saisit un objet enfermé dans un morceau de papier. Je le retire rapidement, et je regarde à la clarté de la lune qui jaillit, en ce moment, au-dessus de l’horizon.

Ce n’est point une illusion. J’ai là, dans la main, un morceau de lard, à peine un quart de livre, mais de quoi calmer pour tout un jour mes tortures ! Je porte à ma bouche…

Une main saisit la mienne. Je me retourne, retenant à peine un rugissement. Je reconnais le maître d’hôtel Hobbart.

Tout s’explique, la situation particulière d’Hobbart, sa santé restée relativement meilleure, ses plaintes hypocrites. Au moment du naufrage, il a pu sauver quelques provisions, il les a mises en réserve, il s’est nourri, pendant que nous mourions de faim ! Ah ! le misérable !

Mais non ! Hobbart a sagement agi. Je trouve que c’est un homme prudent, avisé, et, s’il a conservé quelque nourriture à l’insu de tous, tant mieux pour lui… et pour moi.

Hobbart ne l’entend pas ainsi. Il saisit ma main et cherche à me reprendre le morceau de lard, mais sans parler ; il ne veut pas attirer l’attention de ses camarades.

J’ai le même intérêt que lui à me taire. Il ne faut pas que d’autres viennent m’arracher cette proie ! Je lutte donc silencieusement, mais avec d’autant plus de rage que j’entends Hobbart dire entre ses dents :

— Mon dernier morceau ! ma dernière bouchée ! Sa dernière bouchée ! Il me la faut à tout prix, je la veux, je l’aurai ! Je prends à la gorge mon adversaire, qui râle sous ma main et reste bientôt sans mouvement ! Et moi, je broie ce morceau de lard entre mes dents, tandis que je tiens Hobbart renversé… Puis, lâchant le malheureux, je rampe de nouveau, et je reviens prendre ma place à l’arrière. Personne ne m’a vu. J’ai mangé ! (…)

 

 

— 18 janvier. – J’attends le jour dans une anxiété singulière ! Que dira Hobbart ? Il me semble qu’il aura le droit de me dénoncer ! Non ! C’est absurde. Si je raconte ce qui s’est passé, si je dis comment Hobbart a vécu pendant que nous mourions de faim, comment il s’est nourri à notre insu, à notre préjudice, ses compagnons le massacreront sans pitié.

N’importe ! je voudrais être au grand jour. La faim a été momentanément arrêtée en moi, quoique ce morceau de lard fût bien peu de chose – une bouchée, « la dernière », comme a dit ce malheureux. Cependant, je ne souffre plus, et, je le dis du fond du cœur, j’ai comme un remords de ne pas avoir partagé ce misérable débris avec mes compagnons. J’aurais dû penser à miss Herbey, à André, à son père… et je n’ai songé qu’à moi !

Cependant, la lune monte sur l’horizon, et bientôt les premières blancheurs du matin la suivent. Le jour se fera rapidement, car nous sommes sous ces basses latitudes qui ne connaissent ni l’aube ni le crépuscule.

Je n’ai pas fermé l’œil. Dès les premières lueurs, il me semble que je vois une masse informe qui se balance à mimât.

Quel est cet objet ? Je ne puis le distinguer encore, et je reste étendu sur le paquet de voiles.

Mais les premiers rayons du soleil glissent enfin sur la mer, et bientôt j’aperçois un corps qui, se balançant à un bout de corde, obéit aux mouvements du radeau.

Un irrésistible pressentiment m’entraîne vers ce corps, et j’arrive au pied du mât…

Ce corps est celui d’un pendu. Ce pendu, c’est le maître d’hôtel Hobbart ! Ce malheureux, c’est moi, oui, moi, qui l’ai poussé au suicide !

Un cri d’horreur m’échappe. Mes compagnons se relèvent, voient le corps, se précipitent… Mais ce n’est pas pour savoir si quelque étincelle de vie lui reste encore !…

D’ailleurs, Hobbart est bien mort, et son cadavre est déjà froid.

En un instant, la corde est coupée. Le bosseman, Daoulas, Jynxtrop, Falsten, d’autres sont là, penchés sur ce cadavre…

Non ! je n’ai pas vu ! Je n’ai pas voulu voir ! Je n’ai pas pris part à cet horrible repas ! Ni miss Herbey, ni André Letourneur, ni son père n’ont voulu payer de ce prix un allégement à leurs souffrances !

Pour Robert Kurtis, j’ignore… Je n’ai pas osé lui demander.

Quant aux autres, le bosseman, Daoulas, Falsten, les matelots ! Oh ! l’homme changé en bête fauve… C’est épouvantable !

MM. Letourneur, miss Herbey, moi, nous nous sommes cachés sous la tente, nous n’avons rien voulu voir ! C’était déjà trop d’entendre !

André Letourneur voulait se jeter sur ces cannibales, leur arracher ces horribles débris ! Il m’a fallu lutter avec lui pour le retenir.

Et, pourtant, c’était leur droit, à ces malheureux ! Hobbart était mort ! Ils ne l’avaient pas tué ! Et, comme l’a dit un jour le bosseman : « Mieux vaut manger un mort qu’un vivant ! »

Qui sait, maintenant, si cette scène n’est pas le prologue de quelque drame abominable qui va ensanglanter le radeau !

J’ai fait toutes ces observations à André Letourneur, mais je n’ai pu dissiper l’horreur qui chez lui est portée à son comble !

Cependant, que l’on songe à ceci : nous mourons de faim, et huit de nos compagnons vont peut-être échapper à cette mort affreuse !

Hobbart, grâce aux provisions qu’il avait cachées, était le plus valide de nous. Aucune maladie organique n’avait altéré ses tissus. C’est en pleine santé, par un coup brutal, qu’il a fini de vivre !…

Mais à quelles horribles réflexions mon esprit se laisse-t-il entraîner ? Ces cannibales me font-ils donc plus envie qu’horreur ?

En ce moment, l’un d’eux élève la voix. C’est le charpentier Daoulas.

Il parle de faire évaporer de l’eau de mer au soleil afin d’en recueillir le sel.

— Et nous salerons ce qui reste, dit-il.

— Oui, répond le bosseman. Puis, c’est tout.