Il est grand temps de nous libérer de ce contresens ; de redonner a ces trois termes : l’homme, la nature et la machine, leurs dimensions respectives et leurs relations réciproques dans œuvre vernienne ; de remonter enfin jusqu’à sa fantasmatique première – le désir, l’interdit – et à sa problématique fondamentale : celle du pouvoir.
La nature ? Gigantesque réservoir d’énergie, elle se déchaîne toujours contre l’imprudent qui la veut forcer : elle l’engloutit – à moins qu’elle ne l’expulse, bien avant qu’il n’atteigne, par exemple, le « centre de la Terre » ou le sol de la Lune. A lire le destin de ses héros, individuels ou collectifs, jusqu’à leur terme ultime, il n’y a pas chez Verne de « conquête » d’une nature, rebelle à toute maîtrise durable. De Fergusson, réduit dans le désert à être « le point mathématique, le centre d’une circonférence infinie, c’est-à-dire rien » (Cinq Semaines en ballon), au roman posthume les Naufragés du « Jonathan » (1909), l’homme selon Verne n’est qu’« une poussière impalpable perdue dans un monstrueux univers ». Face à lui ne peuvent se dresser que des insensés : ils auront tout au plus réussi à soulever, un moment, un petit coin du « voile d’Isis ».
Les machines de Jules Verne ? Là encore, une monumentale erreur sévit encore trop souvent à leur sujet : les réduire à des « anticipations » – devenues aujourd’hui bien archaïques – d’un réel qui les a largement distancées ; il faut au contraire y voir ce qu’elles sont en fait : de pures fictions, mais chargées d’imaginaire jusqu’à la gueule. Imaginaire collectif, certes, projeté sur elles par une société qui crut y reconnaître ses nouveaux pouvoirs : la vapeur, l’électricité, le pétrole ; mais aussi et surtout imaginaire « intime », quoique fondamentalement identique chez l’auteur et chez ses lecteurs. Les machines de Verne, on s’en est enfin aperçu grâce à Jean Chesneaux, ignorent la grande production industrielle : Verne n’est pas Zola ; elles sont uniquement conçues « pour le voyage, les communications, le confort » – bref : pour la satisfaction du Désir. Désir de voir, d’abord : à l’inventeur et à ses « invités » ou prisonniers, des hublots, des projecteur donnent à voir le jamais-vu. Désir de « pénétrer », le premier, d’« impénétrables mystères », à ses risques et périls ; désir enfin d’être à l’égard d’autrui le « maître » ou le « vengeur ».
Ainsi un même processus narratif va-t-il développer, eu chaque récit, les différents aspects de ces engins. Leur apparence les précède, qui font du Nautilus un monstre marin, de l’éléphant d’acier de la Maison à vapeur une bête de l’« Apocalypse », des inventions de Robur un « surnaturel hippogriffe », ou un « gigantesque oiseau de proie ». Aux confins du vivant et du machinique, ces créations sont, au sens propre du mot, des monstres ; et le texte ne cesse, discrètement mais efficacement, d’en entretenir l’ambiguïté. Entre-temps toutefois l’auteur, devenant ici écrivain de « hard-science », ouvre pour nous le ventre de ces monstres : mécanique, chimie, chiffres, références technologiques et scientifiques, illustrations hyperréalistes, rien ne nous est alors épargné – comme dans 2001. Odyssée de t’espace – pour produire non le réel, mais cet effet de réel auquel nul ne résiste. Mais la technique revient vite au service du désir, et le réel à l’imaginaire le plus débridé : ces machines ne font, en effet, que matérialiser la personnalité à double face du héros, leur inventeur. Tels ces « trésors de la nature et de l’art » réunis par Nemo « avec un pêle-mêle artiste », autour de son orgue personnel, dans son salon du Nautilus, mais le même appareil possède une force propulsive, tirée directement de l’énergie cosmique, et un éperon d’acier, dont il transpercera banquises ou navires ennemis ! Mêmes changements à vue, dans cette « Maison à vapeur » qui, de palais des mille et une nuits, peut se métamorphoser en redoutable forteresse mobile. Jouissance et violence – voire jouissance de la violence – se succèdent ainsi en ces véhicules comme dans l’âme de leur « maître ». Le déchaînement des éléments répond alors à celui des passions, et le fantastique appareil disparaît comme il était venu : sur la figure d’un monstre L’Apocalypse.
La machine vernienne n’est donc, fondamentalement, que l’extériorisation des pulsions du Héros. Son Forward détruit, Hatteras n’en poursuit pas moins son dessein, et reste le « génie des régions hyperboréennes » comme Nemo sera le « génie des mers ». Cette mythification systématique du protagoniste et de son attribut constitue, Simone Vierne l’a bien montré, l’un des atouts majeurs de l’œuvre de Verne ; elle entoure ce personnage d’une « aura » poétique, lui redonne la grandeur originelle du héros, du « demi-dieu ». Elle coïncide avec la mentalité d’une époque, à la fois émerveillée et inquiète devant les nouveaux pouvoirs conférés à l’homme, en même temps qu’elle « engrène » avec l’inconscient du lecteur, puisqu’elle illustre rien de moins que le conflit œdipien. Explorateur ou inventeur, le héros est le fils usurpateur, le voleur de feu ou de foudre ; il faut un adversaire à sa mesure – hasard ou destin, « nature » ou « Créateur » – pour en venir à bout. Et son aventure est un conflit, un drame : le suspense, le « crescendo » y sont de rigueur ; les vieux ressorts de la terreur et de la pitié y fonctionnent avec efficacité.
Ces mêmes personnages ne sont pourtant pas invraisemblables pour autant. Comme ceux d’Edgar Pœ, auquel Verne consacre une étude passionnée en 1864, ils « peuvent exister à la rigueur, ils sont éminemment humains, doués toutefois d’une sensibilité surexcitée, supra-nerveuse » : « individus d’exception », dont les actions sont « presque surhumaines ». Ces êtres semi-fantastiques seront donc toujours vus de l’extérieur, par les yeux d’un représentant de la commune humanité, auquel le lecteur puisse s’identifier. Surhumains ou trop humains, victimes ou témoins d’un inéluctable destin, tous ces personnages, même simplifiés comme l’exige le roman d’aventures, restent crédibles : et c’est en grands partie grâce à eux que nous touche encore l’œuvre de Verne. Leur superposer un conflit galactique, faire de Nemo et Phileas Fogg des extraterrestres camouflés, comme l’a tenté Philip José Farmer dans The other Log of Phileas Fogg, constitue un brillant tour de force ; il n’ajoute rien aux dimensions, déjà « extraterrestres à leur manière, des héros de Jules Verne et de leur épopée. Mieux vaut, comme le fait Bradbury, les comparer au capitaine Achab de Moby Dick, et voir en eux de « fervents blasphémateurs ».
Etres d’« exception » comme leurs machines, individus asociaux ou antisociaux, les héros de Verne n’en sont pas moins exemplaires ; et leur mythification se double toujours d’une pénétrante démystification psychologique, sociologique – politique et philosophique en dernier ressort. Car la grande production industrielle, et avec elle le problème du pouvoir, apparaît bel et bien chez Verne – mais essentiellement à des fins de destruction. La guerre est en effet l’une de ses obsessions majeures : objet principal d’une bonne douzaine de récits historiques injustement méconnus – où la violence atteint souvent un rare degré de paroxysme – elle figure toujours à l’arrière-fond ou à l’horizon de ses romans d’anticipation. Dès De la Terre à la Lune (1865), récit où se trouve reconvertie en entreprise spatiale l’industrie militaire américaine issue de la guerre de Sécession, Verne s’inquiète de « l’inféodation subite d’un peuple à un homme », et dénonce la collusion en ce pays du mercantilisme et du bellicisme. Déjà fasciné par l’« énergie » et l’« instinct militaire », puis témoin atterré de la guerre de 1870, l’écrivain réalise avec lucidité le caractère de plus en plus scientifique – donc meurtrier – des conflits modernes.
Dès lors, la mise en scène du projet de domination sur les hommes va doubler, dans son œuvre, celle de l’impossible « maîtrise » de la nature.
1 comment