Mais ces subversions et perversions superposées s’accompagnent, ou s’engendrent, d’une systématique manipulation de l’écriture : métaphores, mots à double sens, dont le réseau tisse sous le texte (avant Roussel, qui s’en inspirera) une véritable « doublure », à la fois érotique et sacrilège. Un tel procédé permet, comme le mot d’esprit et ses analogues, de railler impunément toutes les formes d’Autorité : Verne ici ne s’en prive pas, pas plus et par les mêmes moyens que dans le Docteur Ox, Sans dessus dessous ou le Village aérien. Il autorise aussi le retour d’un autre refoulé, le Désir, tandis que l’angoisse des enfants devant le ventre ouvert de l’orgue – ou de l’ogre – qui va les engloutir s’alimente de mots techniques, aussi inquiétants par leur signifié que par la monstruosité du vocable lui-même. On retrouve ici ce goût constant et pervers de l’auteur de Vingt Mille Lieues sous les mers pour un vocabulaire tératologique, d’origine scientifique mais d’effet fantastique.
De là, à la tentation de forger des mots inédits, non seulement « extraordinaires » mais inconnus, il n’y a qu’un pas : ce pas, Verne le franchit. D’une part, comme le fera plus systématiquement Lovecraft, il dote ses personnages maléfiques de noms reposant sur des combinaisons phonétiques expressives : Silfax, Orfanik, Effarane, Storitz… Surtout, il écrit une nouvelle où ce procédé est étendu aux Professions et aux objets : Frritt-Flacc (1884-85), son texte le plus surprenant et sans doute le plus moderne. Le genre, la forme, le thème lui-même – celui du double ou plutôt du dédoublement – y sont empruntés à la tradition ; mais un fantastique nouveau naît ici du langage, à la fois radicalement étranger et puissamment évocateur : on est vraiment « ailleurs », au-delà du réel, en un monde insituable où ne peut arriver que le pire. La couleur n’y est pas tombée du ciel ; elle sourd des mots, ceux de la ceux de la langue commune comme ceux forgés par le génie linguistique de Verne.
Or cette couleur est noire – d’un noir quasi absolu, excluant toute la lumière autre qu’artificielle ou volcanique, abandonnant toute espérance. Un monde « poussé au noir » – comme l’était déjà le personnage de Maître Zacharius – tel est le caractère de ces contes fantastiques, dont l’action se déroule dans un éternel hiver, où là noirceur des lieux répond à celle des âmes ; et elle est également la couleur dominante des grands récits fantastiques : Les Indes noires, Le Château des Carpathes, le Secret de Wilhlem Storitz. Oui, Verne avait dès le début, à la lettre, « annoncé la couleur » : il faut être bien aveugle, ou plutôt aveuglé, pour ne pas la voir ; et pour ne pas reconnaître en cette couleur de cauchemar, digne des fantasmatiques dessins de Goya, Hugo ou Steinlein, le noir même de l’encre.
De « l’impénétrable nuit » où se perd, un instant entrevu, le bolide croisé dans Autour de la Lune aux féeries électriques de certains « mondes inconnus » ou futuristes et de ceux-ci à cette œuvre au noir que constitue la série des textes fantastiques, véritable veine souterraine, on n’a pas fait pour autant « le tour » de Jules Verne. Aussi bien n’était-ce pas le propos d’une anthologie, limitée aux effleurements dans le texte vernien de ce qu’il es convenu de qualifier aujourd’hui « science-fiction » et « fantastique ». Mais convient-il d’opposer radicalement ces deux termes ? Les spécialistes en doutent, comme les lecteurs de Lovecraft, Matheson ou du Ballard de Vermillion Sands. Il en va de même pour Verne : de la mythisation du rationnel, constante dans les récits d’exploration et d’anticipation, à la rationalisation du légendaire des œuvres fantastiques, il n’y a qu’un pas, ou plutôt ; un degré : chronologiquement, et génétiquement, ce n’est pas la rationalisation, c’est le fantasmatique qui est premier. A l’origine il y a le Désir ; et son corrélatif n’est pas la réalité, mais bel et bien l’interdit, et l’angoisse. D’où la violence et la transgression, voire le pur et pervers désir de la transgression : elle sera le fait de l’explorateur, de l’inventeur ivre de domination, dans certains textes ; dans d’autres – plus révélateurs, et plus proches peut-être de notre sensibilité – de l’amoureux ou de l’artiste.
Dans le « milieu assez restreint » où Verne souffre d’être « condamné à se mouvoir », celui du roman scientifique et didactique pour « les familles », « éclairé » mais soucieux de ne pas heurter des croyances encore très vivaces à l’époque, il réussit ce tour de force de faire passer ce qu’il avait à dire. En ces récits où, en fin de compte, tous ses grands personnages sont ou deviennent des insensés, il lui fallait toutefois des garde-fous. Déjà imposée par le genre, la science en est un : contre la démesure des héros, et l’incommensurable du cosmos, la litanie des mesures – latitudes et longitudes, journaux de bords minutés, dimensions des appareils – est un bon bouclier. La religion, le mythe ou la légende, illustrant la nécessaire neutralisation de la même démesure, en constituent un autre : là aussi il faut à la fin rassurer, voire se rassurer. A moins que l’humour, la parodie – plus largement : le jeu – ne viennent désamorcer l’angoisse, tout en permettant d’autres transgressions, plus personnelles ; jeu par ailleurs omniprésent dans la subversion du langage, utilisé à de tout autres fins que « scientifiques ». Verne, ou l’angoisse maîtrisée.
« Peindre la terre et même un peu l’au-delà », tel était son but affiché ; « l’espace intérieur » qui sous-tend l’autre n’a pas été moins exploré par ce scaphandrier des abîmes, ni cet au-delà du présent qui l’effrayait comme il nous terrifie. Incroyable étendue d’un registre, où les soubresauts des démons intimes côtoient d’objectives et toujours actuelles problématiques : le pouvoir, l’épuisement des ressources naturelles, les potentialités méconnues du tiers-monde, l’aliénation universelle. Une littérature qui, « par le jeu des métaphores, traite sur un mode extraordinaire l’univers externe et interne de notre expérience quotidienne », telle est pour Christopher Priest la définition de la science-fiction moderne : elle s’applique exactement à l’œuvre de Verne. Mais celle-ci est aussi l’une des références majeures de la littérature « générale » la plus novatrice : Roussel et Perec, Cendrars et Cortazar. Le trait le plus constant et le plus remarquable de Verne n’est pas d’être un auteur, entre autres de science-fiction avant la lettre : il est dans sa science de la fiction, et du verbe.
François RAYMOND.
L’EXPÉRIENCES DES LIMITES
DANS LE LABYRINTHE
(Voyage au centre de la Terre, 1864)
« J’étais enterré vif ». Cette réflexion d’Axel, perdu à « trente lieues » sous terre, ne peut qu’évoquer l’une des obsessions majeures d’Edgar Pœ. A la claustrophobie et autres cauchemars de Pœ, Verne ajoute toutefois l’angoisse du labyrinthe dont le fil d’Ariane, le ruisseau découvert par le guide Hans et baptisé de son nom, a soudain disparu. Il y exprime, surtout, le sentiment de l’abandon – que les personnages verniens ne peuvent éprouver sans devenir fous. C’est dire le caractère profondément subjectif de cet épisode, d’ailleurs écrit à la première personne, du Voyage au centre de la Terre (1864) ; un voyage accompli à trois, sans radio ni talkie-walkie pour communiquer entre eux, ou avec une « base ». La science-fiction, chez Verne, ne vient pas toujours (comme on l’a cru longtemps) de la technologie - mais aussi de son absence. Voyage au centre de la Terre ? Bien plutôt descente au centre de soi-même ; c’est là que nous attendent les véritables « monstres » ; le héros n’en triomphe pas.
Le 7 août, nos descentes successives nous avaient amenés à une profondeur de trente lieues, c’est-à-dire qu’il y avait sur notre tête trente lieues de rocs, d’océan, de continents et de villes. Nous devions être alors à deux cents lieues de l’Islande.
Ce jour-là le tunnel suivait un plan peu incliné.
Je marchais en avant.
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