Incapable de faire atterrir des hommes sur la Lune, le canon se retrouve dans les Cinq Cents Millions de la Bégum (1879) : il s’y révèle parfaitement propre à anéantir une cité de cent mille habitants. Et il deviendra « fulgurateur » dans Face au drapeau (1896), engin téléguidé dans l’Étonnante Aventure de la mission Barsac (1914). L’important toutefois n’est pas là, mais dans les conditions d’existence de ces engins de destruction : un individu en lequel s’incarne la volonté de puissance, et une collectivité qui lui est « inféodée ». Car Verne ne se contente pas, en ces récits, d’exploiter avant bien d’autres le thème du « savant fou », lui-même avatar moderne du thème de l’apprenti sorcier ; il nous montre l’effet de feed-back par lequel la détention d’un pouvoir attise la mégalomanie d’un despote ou d’un savant, en même temps que le croissant asservissement du savoir au pouvoir. Il nous décrit aussi, dans le détail, les mécanismes socio-économiques par lesquels s’exerce une tyrannie de type dictatorial : rôle de l’argent, maîtrise de l’énergie, surveillance militaire, monopole et manipulation de l’information ; et la transformation de la « production industrielle » en cités de la terreur, à la fois infernales, carcérales – « concentrationnaires » au sens le plus actuel du mot. Un tel pouvoir ne trouve sa limite que dans le déchaînement des énergies, et la catastrophe ; il en va ici comme de la lutte pour la domination de la nature : la violence appelle la violence, et aboutit à l’Apocalypse.
Mais les sociétés dites libérales ne sont pas moins visées car ce n’est pas un régime, c’est notre civilisation elle-même qui est mise en question. Ainsi des « Altoriens » de Voyage à travers l’impossible, qui veulent vider leurs océans dans leurs volcans pour éteindre ceux-ci et rendre cultivables le sol de ceux-là – l’épuisement des ressources naturelles par « l’industrie à outrance » étant l’une des obsessions majeures de Verne, authentique précurseur de nos modernes écologistes. Ainsi surtout du monde décrit dans Sans dessus dessous (1889) : redresser l’axe de la Terre, tel est le nouveau et délirant projet des ex-pionniers d’Autour de la Lune, désormais promoteurs d’une Société par actions et grands utilisateurs du pouvoir des médias. A celui-ci, simultanément dénoncé dans la Journée d’un journaliste américain en 2889, s’ajoute l’impuissance des gouvernements et d’une Conférence internationale, ainsi qu’une monstrueuse indifférence générale à l’égard du tiers-monde – à propos duquel Verne, loin de subir la propension colonisatrice, manifeste en de nombreux « Voyages » un intérêt et une compréhension d’ethnologue. A cette charge féroce d’un capitalisme tout-puissant, mégalomane et dévastateur, fera écho la mésaventure de la titanesque « Ile à hélice » (1895) : en ce très artificiel paradis de loisirs et de consommation, la rivalité sévit, à la fois financière et culturelle ; écartelée entre « tribordais » et « babordais », l’île subira le même sort que tous les instruments de puissance : elle explosera.
Apocalyptique ou satirique, l’anticipation vernienne réside donc beaucoup moins dans sa technologie, ici souvent empruntée à Robida ou apportée par son fils Michel, que dans sa critique des fondements de notre civilisation : l’esprit de domination, la rivalité, la guerre ; plus précisément : le pouvoir de plus en plus monstrueux de quelques féodalités, l’impuissance des laissés-pour-compte et des esclaves, l’aliénation de tous. Ainsi, contrairement à une image non révisée transmise par les médias, et par certains historiens de la science-fiction, l’œuvre de Verne a beaucoup moins d’affinités avec la « hard-science » d’avant-guerre qu’avec la « social-fiction » de Kornbluth, Brown et Sheckley, voire avec les remises en cause plus profondes issues de la « spéculative-fiction » ou des écrivains contemporains. Les uns et les autres, quel que soit le détour choisi : l’ailleurs, l’anticipation, ou les « univers parallèles », nous parlent, selon la formule de J. G. Ballard, de « l’ici et du maintenant » ; dans le cadre plus limité qui était le sien, le monde solaire et l’anticipation à court terme, Verne déjà donnait à ses « Voyages extraordinaires » la même finalité.
Que la problématique traitée par Verne recouvre ainsi toute une fantasmatique, rien de contradictoire en cela : ce sont les désirs et les angoisses d’un écrivain qui orientent non seulement sa perception, mais sa réflexion. Les fantasmes déjà repérés, ou d’autres, se retrouvent-ils dans ?00 textes relevant non plus du roman scientifique mais du « fantastique » ? Et quelle est la spécificité du fantastique vernien, cet aspect profondément méconnu d’une œuvre aux multiples facettes ? Historiquement, en tant que « genre », ce dernier n’a pas du tout le même statut que le « roman scientifique » ; celui-ci, Verne en est réellement l’inventeur : à la longue tradition des « voyages imaginaires » antérieurs, indifférents à la vraisemblance, simples véhicules à visée utopique, satirique ou purement fantaisiste, il substitue des voyages, « extraordinaires » certes pour l’époque, mais crédibles, assis sur des bases scientifiques et des descriptions minutieuses provoquant un incomparable effet de réel ; ce dernier paraît simplement prolongé, sans solution visible de continuité. Etape nécessaire, pour qu’ensuite la littérature d’imagination scientifique puisse étendre le champ de ses investigations avec Rosny et Wells ; enfin substituer à son tour, à la plausibilité extrinsèque, une vraisemblance intrinsèque par référence à un univers fictif déjà constitué : plus besoin d’expliquer les « désintégrateurs » ou l’« hyperespace », ils font désormais partie du « connu ».
Le fantastique, au contraire, Verne l’avait derrière lui le « roman gothique », les contes fantastiques romantiques, les « histoires extraordinaires » d’Edgar Pœ ont déjà formé une tradition reconnue, établi des conventions ! Profondément attiré par cette littérature, il écrira – mais à sa manière – et des « contes fantastiques », et des romans relevant, à la manière gothique, du « surnaturel expliqué ». L’on ne sera pas étonné d’y retrouver, explicites, la fantasmatique du désir et de l’interdit, et les angoisses, plus ou moins manifestes dans les textes déjà évoqués : hantise de la mort, désir de domination sur les hommes ; plus largement : désir de transgression. Dès 1854, Maître Zacharius pose les maximes qui seront celles des grands héros des futurs « Voyages extraordinaires » : « Il faut manger les fruits de l’arbre de science », « L’homme peut devenir l’égal de Dieu. » Seulement, elles y sont condamnées, et l’impie châtié, de façon surnaturelle ; tandis que les émules de Maître Zacharius seront victimes d’une justice immanente, des pièges du cosmos, ou de la foudre, c’est-à-dire de façon « naturelle » et « explicable » mais cependant toujours assortie – comme ils le sont eux-mêmes – de connotations mythiques ; et Verne, plus volontiers qu’au Diable et à son Créateur aura recours aux modèles antérieurs de l’« ubris » sanctionnée : Icare, Prométhée, les Titans.
Si les textes verniens de roman scientifique démasquent rapidement la machine et le héros crédibles derrière les fantastiques apparitions du début, les mystérieux phénomènes qui hantent les labyrinthes d’Une ville flottante des Indes noires, du Château des Carpathes ou du Secret de Wilhelm Storitz (1910) nous seront également expliqués, mais beaucoup plus loin dans le cours du récit. Dans le combat entre les superstitieuses légendes du passé auxquelles croient les uns, et la science du « positif XIXe siècle », cette dernière paraît donc définitivement victorieuse. Pourtant, tel le monstrueux « harfang » des Indes noires qui continue à « plonger ses regards pénétrant jusqu’au fond de l’abîme », et à survivre à tous, la légende a la vie dure ; mieux : ce sont de nouvelles « légendes » que, par ces textes, Verne prétend ajouter au trésor de la tradition. Dans ces romans « fantastiques », ce n’est plus le germe d’un Avenir trop menaçant, qui se voit neutraliser par la destruction, avec retour au Présent ; c’est le Passé, non moins inquiétant, qui du fond du gouffre refait surface, et que le Présent ne parvient pas à totalement refouler : car le Prince des Ténèbres ne règne pas seulement sur le monde, mais en nous.
En ces abîmes en effet règne, comme dans les romans gothiques, un être fantastique et malfaisant, au pouvoir duquel il s’agit d’arracher une victime : mauvais génie de la mine des Indes noires, « roi de l’ombre et du feu », Silfax est « invisible, mais voit tout » ; le sombre propriétaire du château des Carpathes est un mécromant, un véritable Dracula, qui se repaît de la « voix » de sa prisonnière ; Wilhelm Storitz a hérité le don, ou la malédiction, de l’invisibilité. Ces personnages ne visent pas, comme ceux des précédents récits, la domination par la science sur la nature et les hommes : grande absente du roman scientifique vernien, c’est la femme qui est ici l’enjeu du combat ; ailleurs déplacé sur la Nature ou les machines, le Désir retrouve ici son objet véritable. Envers leur proie, que toutefois ils ne peuvent effectivement posséder ces geôliers éprouvent une sorte d’amour exclusif, pervers, insensé ; et leur rival – ou leur double humain a lutter contre ses êtres diaboliques, et à poursuivre l’insaisissable, risquent à leur tour la folie. Car la Femme doublement convoitée est elle-même écartelée entre l’ombre et la lumière, l’égarement et la raison, l’ancien et le nouveau : « Dame noire », « feu follet », inaccessible Stilla, invisible Myra, autant de figures également fantastiques, autant de troublantes conjonctions d’Eros et de Thanatos. Elles contribuent à donner à ces récits situés à mi-chemin du « gothique » et du surréalisme, récits d’ « amour fou » et de beauté « érotique-voilée » pour reprendre les expressions d’André Breton, leur pouvoir toujours actuel de fascination.
La transgression accomplie par ces inquiétants despotes – et qui leur vaut une sanction analogue à celle des« Titans » de la science : foudre, explosion, violence de la répression – ne se limite pas à la détention d’une innocente prisonnière ; leur être équivoque menace la rationalité, leur passion insensée, la société et jusqu’à la religion. Le thème de la profanation du sacré hante en effet l’œuvre fantastique de Verne, du prototypique Maître Zacharius aux Indes Noires et à Wilhelm Storitz ; mais, véritable « leitmotiv », on le retrouve aussi traité de façon humoristique et parodique dans le Docteur Ox, Clovis Dardentor, le Testament d’un excentrique, le Village aérien. Derrière tous ces troubleurs de l’Ordre, n’y aurait-il donc pas l’écrivain lui-même, acharné à transgresser par personnages interposés les croyances paternelles ? Et, du même coup, à violer l’impératif hetzélien de positivité, et leur commune pruderie ? C’est ce que donne à penser la nouvelle Une fantaisie du docteur Ox (1872), écrite comme par hasard juste après la mort du père… Ce singulier « docteur », en effet, applique subrepticement aux habitants de Quiquendone, figés dans la tradition, un traitement de choc par oxygène, jusqu’à ce qu’il leur pousse et des désirs (y compris sexuels) et des talents, mais aussi des griffes et des dents. Manipulateur des corps et des « âmes », précurseur du Meilleur des mondes et de la « pharmacocratie » de Stanilas Lem, Ox est encore ici un savant, matérialiste de surcroît ; et son « expérience », un remarquable récit de science-fiction humoristique. Mais dans la « pièce fantastique » Voyage à travers l’impossible, dix ans plus tard, le même docteur Ox sera explicitement l’incarnation tant de la Science que du Malin, le Tentateur, le corrupteur de la jeunesse déjà surexcitée d’Hatteras junior. Autant dira que ce personnage extrêmement ambigu est la figure du subversif écrivain, trop heureux de pouvoir introduire au sein du « Musée des familles » un texte aussi peu fait pour les « mioches », puis de faire représenter à la Porte Saint-Martin une pièce formellement désapprouvée par Hetzel.
La nouvelle fantastique M. Ré-Dièze et Mlle Mi-Bémol (1893) paraît plus subversive encore. Elle l’est par le sujet : non plus un savant mais un musicien – incarnation manifeste de l’écrivain mélomane – qui sous couleur de réparer l’orgue d’une église y introduit tout un sérail d’enfants ; par les continuelles métamorphoses du physiologique en machinique, et inversement ; par la perversion même du genre – un conte de Noël ! – en scènes de séduction et de pédophilie.
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