Julie ou la nouvelle Eloise, tome II
Jean-Jacques Rousseau
Collection complète des oeuvres
17 vol., in-4º, Genève, 1780-1789
www.rousseauonline.ch
JEAN JACQUES ROUSSEAU
COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,
IN-4°, 1780-1789.
VOLUME 3
Julie
ou la nouvelle Eloise,
tome II
L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.
J.M. GALLANAR, ÉDITEUR
TABLE
LETTRES DE DEUX AMANS, HABITANS D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES QUATRIEME PART p. 1.
LETTRES DE DEUX AMANS, HABITANS D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES. CINQUIEME PARTIE p.183
LETTRES DE DEUX AMANS, HABITANS D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES.SIXIEME PARTIE p.357.
LES AMOURS DE MILORD EDOUARD BOMSTON* p.513
JEAN JACQUES ROUSSEAU
JULIE,
OU LA NOUVELLE HELOISE
LETTRES
DE DEUX AMANS, HABITANS
D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES.
RECUEILLIES & PUBLIEES PAR J. J. ROUSSEAU,
NOUVELLE EDITION ORIGINALE,
REVUE & CORRIGEE PAR L’EDITEUR.
TOME SECOND.
LONDRES.
M. DCC. LXXIV.
[1]
LETTRES
DE DEUX AMANS, HABITANS
D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES
QUATRIEME PARTIE
LETTRE I.
DE MDE. DE WOLMAR À MADAME D’ORBE
Que tu tardes long-tems à revenir! Toutes ces allées & venues ne m’accommodent point. Que d’heures se perdent à te rendre où tu devrois toujours être & qui pis est, à t’en éloigner! L’idée de se voir pour si peu de tems gâte tout le plaisir d’être ensemble. Ne sens-tu pas qu’être ainsi alternativement chez toi & chez moi, c’est n’être bien nulle part & n’imagines-tu point quelque moyen de faire que tu sois en même tems chez l’une & chez l’autre?
Que faisons-nous, chére cousine? Que d’instans précieux nous laissons perdre, quand il ne nous en reste plus à prodiguer! Les années se multiplient, la jeunesse commence à fuir; la vie s’écoule; le bonheur passager qu’elle offre est entre nos mains & nous négligeons d’en jouir! Te souvient-il du tems [2] où nous étions encore filles, de ces premiers tems si charmans & si doux qu’on ne retrouve plus dans un autre âge & que le coeur oublie avec tant de peine? Combien de fois, forcées de nous séparer pour peu de jours & même pour peu d’heures, nous disions en nous embrassant tristement; ah! si jamais nous disposons de nous, on ne nous verra plus séparées! Nous en disposons maintenant & nous passons la moitié de l’année éloignées l’une de l’autre. Quoi! nous aimerions-nous moins? Chére & tendre amie, nous le sentons toutes deux, combien le tems, l’habitude & tes bienfaits ont rendu notre attachement plus fort & plus indissoluble. Pour moi, ton absence me paroit de jour en jour plus insupportable & je ne puis plus vivre un instant sans toi. Ce progres de notre amitié est plus naturel qu’il ne semble: il a sa raison dans notre situation ainsi que dans nos caracteres. A mesure qu’on avance en âge, tous les sentimens se concentrent. On perd tous les jours quelque chose de ce qui nous fut cher & l’on ne le remplace plus. On meurt ainsi par degrés, jusqu’à ce que, n’aimant enfin que soi-même, on ait cessé de sentir & de vivre avant de cesser d’exister. Mais un coeur sensible se défend de toute sa force contre cette mort anticipée; quand le froid commence aux extrémités, il rassemble autour de lui toute sa chaleur naturelle; plus il perd, plus il s’attache à ce qui lui reste & il tient, pour ainsi dire, au dernier objet par les liens de tous les autres.
Voilà ce qu’il me semble éprouver déjà quoique jeune encore. Ah! ma chére, mon pauvre coeur a tant aimé! Il s’est épuisé de si bonne heure qu’il vieillit avant le tems & tant [3] d’affections diverses l’ont tellement absorbé, qu’il n’y reste plus de place pour des attachemens nouveaux. Tu m’as vue successivement fille, amie, amante, épouse & mere. Tu sais si tous ces titres m’ont été chers! Quelques-uns de ces liens sont détruits, d’autres sont relâchés. Ma mere, ma tendre mere n’est plus; il ne me reste que des pleurs à donner à sa mémoire & je ne goûte qu’à moitié le plus doux sentiment de la nature. L’amour est éteint, il l’est pour jamais & c’est encore une place qui ne sera point remplie. Nous avons perdu ton digne & bon mari que j’aimois comme la chére moitié de toi-même & qui méritoit si bien ta tendresse & mon amitié. Si mes fils étoient plus grands, l’amour maternel rempliroit tous ces vuides: mais cet amour, ainsi que tous les autres, a besoin de communication & quel retour peut attendre une mere d’un enfant de quatre ou cinq ans! Nos enfans nous sont chers long-tems avant qu’ils puissent le sentir & nous aimer à leur tour; & cependant, on a si grand besoin de dire combien on les aime à quelqu’un qui nous entende! Mon mari m’entend, mais il ne me répond pas assez à ma fantaisie; la tête ne lui en tourne pas comme à moi: sa tendresse pour eux est trop raisonnable; j’en veux une plus vive & qui ressemble mieux à la mienne. Il me faut une amie, une mere qui soit aussi folle que moi de mes enfans & des siens. En un mot, la maternité me rend l’amitié plus nécessaire encore, par le plaisir de parler sans cesse de mes enfans, sans donner de l’ennui. Je sens que je jouis doublement des caresses de mon petit Marcellin quand je te les vois partager. Quand j’embrasse ta fille, je crois te presser [4] contre mon sein. Nous l’avons dit cent fois; en voyant tous nos petits bambins jouer ensemble, nos coeurs unis les confondent & nous ne savons plus à laquelle appartient chacun des trois.
Ce n’est pas tout, j’ai de fortes raisons pour te souhaiter sans cesse auprès de moi & ton absence m’est cruelle à plus d’un égard.
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