Je ne voyois plus Julie; mon imagination troublée ne me présentoit que des objets confus; mon ame étoit dans un tumulte universel. Je connoissois la douleur & le désespoir; je les aurois préférés à cet horrible état. Enfin je puis dire n’avoir de ma vie éprouvé d’agitation plus cruelle que celle où je me trouvai durant ce court trajet, & je suis convaincu que je ne l’aurois pu supporter une journée entiere.

En arrivant, je fis arrêter à la grille, & me sentant hors d’état de faire un pas, j’envoyai le postillon dire qu’un étranger demandoit à parler à M. de Wolmar. Il étoit à la promenade avec sa femme. On les avertit, & ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l’avenue, j’attendois dans des transes mortelles d’y voir paroître quelqu’un.

A peine Julie m’eut-elle apperçu qu’elle me reconnut. A l’instant, me voir, s’écrier, courir, s’élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu’une même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir; je me retourne, je la vois, je la sens. O milord! ô mon ami... je ne puis parler... Adieu [Tableau-3-4] [35] crainte; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage & les forces. Je puise dans ses bras la chaleur & la vie; je pétille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés, & ce n’est qu’après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre, & nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar étoit là; je le savais, je le voyais, mais qu’aurais-je pu voir? Non, quand l’univers entier se fût réuni contre moi, quand l’appareil des tourmens m’eût environné, je n’aurois pas dérobé mon coeur à la moindre de ces caresses, tendres prémices d’une amitié pure & sainte que nous emporterons dans le ciel!

Cette premiere impétuosité suspendue, Madame de Wolmar me prit par la main, & se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grâce d’innocence & de candeur dont je me sentis pénétré: Quoiqu’il soit mon ancien ami, je ne vous le présente pas, je le reçois de vous, & ce n’est qu’honoré de votre amitié qu’il aura désormois la mienne.Si les nouveaux amis ont moins d’ardeur que les anciens, me dit-il en m’embrassant, ils seront anciens à leur tour, & ne céderont point aux autres. Je reçus ses embrassements, mais mon coeur venoit de s’épuiser, & je ne fis que les recevoir.

Après cette courte scene, j’observai du coin de l’oeil qu’on avoit détaché ma malle & remisé ma chaise. Julie me prit sous le bras, & je m’avançai avec eux vers la maison, presque oppressé d’aise de voir qu’on y prenoit possession de moi.

Ce fut alors qu’en contemplant plus paisiblement ce visage [36] adoré, que j’avois cru trouver enlaidi, je vis avec une surprise amere & douce qu’elle étoit réellement plus belle & plus brillante que jamais. Ses traits charmans se sont mieux formés encore; elle a pris un peu plus d’embonpoint qui ne fait qu’ajouter à son éblouissante blancheur. La petite vérole n’a laissé sur ses joues que quelques légeres traces presque imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souffrante qui lui faisoit autrefois sans cesse baisser les yeux, on voit la sécurité de la vertu s’allier dans son chaste regard à la douceur & à la sensibilité; sa contenance, non moins modeste, est moins timide; un air plus libre & des grâces plus franches ont succédé à ces manieres contraintes, mêlées de tendresse & de honte; & si le sentiment de sa faute la rendoit alors plus touchante, celui de sa pureté la rend aujourd’hui plus céleste.

A peine étions-nous dans le salon qu’elle disparut & rentra le moment d’après. Elle n’étoit pas seule. Qui pensez-vous qu’elle amenoit avec elle? Milord, c’étoient ses enfans! ses deux enfans plus beaux que le jour & portant déjà sur leur physionomie enfantine le charme & l’attroit de leur mere! Que devins-je à cet aspect? Cela ne peut ni se dire ni se comprendre; il faut le sentir. Mille mouvemens contraires m’assaillirent à la fois; mille cruels & délicieux souvenirs vinrent partager mon coeur. O spectacle! ô regrets! Je me sentois déchirer de douleur & transporter de joie. Je voyais, pour ainsi dire, multiplier celle qui me fut si chére. Hélas! je voyois au même instant la trop vive preuve qu’elle ne m’étoit plus rien & mes pertes sembloient se multiplier avec elle.

Elle me les amena par la main. Tenez, me dit-elle d’un [37] ton qui me perça l’ame, voilà les enfans de votre amie: ils seront vos amis un jour; soyez le leur des aujourd’hui. Aussitôt ces deux petites créatures s’empresserent autour de moi, me prirent les mains & m’accablant de leurs innocentes caresses, tournerent vers l’attendrissement toute mon émotion. Je les pris dans mes bras l’un & l’autre; & les pressant contre ce coeur agité: Chers & aimables enfans, dis-je avec un soupir, vous avez à remplir une grande tâche.