Vous qui l’avez si souvent garanti du désespoir, soyez le cher dépositaire des premiers plaisirs qu’il ait goûtés depuis si longtemps.
Je l’ai vue, milord! mes yeux l’ont vue! J’ai entendu sa voix; ses mains ont touché les miennes; elle m’a reconnu; elle a marqué de la joie à me voir; elle m’a appelé [31] son ami, son cher ami; elle m’a reçu dans sa maison; plus heureux que je ne fus de ma vie je loge avec elle sous un même toit & maintenant que je vous écris, je suis à trente pas d’elle.
Mes idées sont trop vives pour se succéder; elles se présentent toutes ensemble; elles se nuisent mutuellement. Je vais m’arrêter & reprendre haleine, pour tâcher de mettre quelque ordre dans mon récit.
A peine après une si longue absence m’étois-je livré près de vous aux premiers transports de mon coeur, en embrassant mon ami, mon libérateur & mon pere, que vous songeâtes au voyage d’Italie. Vous me le fîtes desirer dans l’espoir de m’y soulager enfin du fardeau de mon inutilité pour vous. Ne pouvant terminer sitôt les affaires qui vous retenoient à Londres, vous me proposâtes de partir le premier pour avoir plus de tems à vous attendre ici. Je demandai la permission d’y venir; je l’obtins, je partis & quoique Julie s’offrît d’avance à mes regards, en songeant que j’allois m’approcher d’elle, je sentis du regret à m’éloigner de vous. Milord, nous sommes quittes, ce seul sentiment vous a tout payé.
Il ne faut pas vous dire que durant toute la route, je n’étois occupé que de l’objet de mon voyage; mais une chose à remarquer, c’est que je commençai de voir sous un autre point de vue ce même objet qui n’étoit jamais sorti de mon coeur. Jusque-là je m’étois toujours rappellé Julie brillante comme autrefois des charmes de sa premiere jeunesse. J’avois toujours vu ses beaux yeux animés du feu qu’elle [32] m’inspirait; ses traits chéris n’offroient à mes regards que des garans de mon bonheur, son amour & le mien se mêloient tellement avec sa figure, que je ne pouvois les en séparer. Maintenant j’allois voir Julie mariée, Julie mere, Julie indifférente. Je m’inquiétois des changemens que huit ans d’intervalle avoient pu faire à sa beauté. Elle avoit eu la petite vérole; elle s’en trouvoit changée: à quel point le pouvait-elle être? Mon imagination me refusoit opiniâtrement des taches sur ce charmant visage; & sitôt que j’en voyois un marqué de petite vérole, ce n’étoit plus celui de Julie. Je pensois encore à l’entrevue que nous allions avoir, à la réception qu’elle m’alloit faire. Ce premier abord se présentoit à mon esprit sous mille tableaux différens & ce moment qui devoit passer si vite revenoit pour moi mille fois le jour.
Quand j’appercus la cime des monts, le coeur me battit fortement, en me disant: elle est là. La même chose venoit de m’arriver en mer à la vue des côtes d’Europe. La même chose m’étoit arrivée autrefois à Meillerie en découvrant la maison du baron d’Etange. Le monde n’est jamais divisé pour moi qu’en deux régions: celle où elle est & celle où elle n’est pas. La premiere s’étend quand je m’éloigne & se resserre à mesure que j’approche, comme un lieu où je ne dois jamais arriver. Elle est à présent bornée aux murs de sa chambre. Hélas! ce lieu seul est habité; tout le reste de l’univers est vide.
Plus j’approchois de la Suisse, plus je me sentois ému. L’instant où des hauteurs du Jura je découvris le lac de Geneve [33] fut un instant d’extase & de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des torrens de plaisirs avoient inondé mon coeur; l’air des Alpes si salutaire & si pur; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l’Orient; cette terre riche & fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l’oeil humain fut jamais frappé; ce séjour charmant auquel je n’avois rien trouvé d’égal dans le tour du monde; l’aspect d’un peuple heureux & libre; la douceur de la saison, la sérénité du climat; mille souvenirs délicieux qui réveilloient tous les sentimens que j’avois goûtés; tout cela me jettoit dans des transports que je ne puis décrire & sembloit me rendre à la fois la jouissance de ma vie entiere.
En descendant vers la côte je sentis une impression nouvelle dont je n’avois aucune idée; c’étoit un certain mouvement d’effroi qui me resserroit le coeur & me troubloit malgré moi. Cet effroi, dont je ne pouvois démêler la cause, croissoit à mesure que j’approchois de la ville: il ralentissoit mon empressement d’arriver & fit enfin de tels progres, que je m’inquiétois autant de ma diligence que j’avois fait jusque-là de ma lenteur. En entrant à Vevai, la sensation que j’éprouvai ne fut rien moins qu’agréable: je fus saisi d’une violente palpitation qui m’empêchoit de respirer; je parlois d’une voix altérée & tremblante. J’eus peine à me faire entendre en demandant M. de Wolmar; car je n’osai jamais nommer sa femme. On me dit qu’il demeuroit à Clarens. Cette nouvelle m’ôta de dessus la poitrine un poids de cinq cens livres & prenant les deux lieues qui me restoient à [34] faire pour un répit, je me réjouis de ce qui m’eût désolé dans un autre tems; mais j’appris avec un vrai chagrin que Madame d’Orbe étoit à Lausanne. J’entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquaient: il me fut impossible d’avaler un seul morceau; je suffoquois en buvant & ne pouvois vider un verre qu’à plusieurs reprises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j’aurois donné tout au monde pour voir briser une roue en chemin.
1 comment