Hé bien! si tu ne veux pas quitter ton ménage & venir gouverner le mien, je suis résolue à prendre une maison à Lausanne où nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi là-dessus; tout le veut; mon coeur, mon devoir, mon bonheur, mon honneur conservé, ma raison recouvrée, mon état, mon mari, mes enfans, moi-même, je te dois tout; tout ce que j’ai de bien me [11] vient de toi, je ne vois rien qui ne m’y rappelle & sans toi je ne suis rien. Viens donc ma bien-aimée, mon ange tutélaire, viens conserver ton ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. N’ayons plus qu’une famille, comme nous n’avons qu’une ame pour la chérir; tu veilleras sur l’éducation de mes fils, je veillerai sur celle de ta fille: nous nous partagerons les devoirs de mere & nous en doublerons les plaisirs. Nous éleverons nos coeurs ensemble à celui qui purifia le mien par tes soins & n’ayant plus rien à desirer en ce monde, nous attendrons en paix l’autre vie dans le sein de l’innocence & de l’amitié.

LETTRE II.
REPONSE DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR

Mon Dieu, cousine, que ta lettre m’a donné de plaisir! Charmante prêcheuse!... charmante, en vérité. Mais prêcheuse pourtant. Pérorant à ravir: des oeuvres, peu de nouvelles. L’architecte Athénien... ce beau diseur!... tu sais bien... dans ton vieux Plutarque... Pompeuses descriptions, superbe temple!... quand il a tout dit, l’autre vient; un homme uni; l’air simple, grave & posé... comme qui diroit, ta cousine Claire... D’une voix creuse, lente & même un peu nasale.... Ce qu’il a dit, je le ferai.Il se [12] tait & les mains de battre. Adieu l’homme aux phrases. Mon enfant, nous sommes ces deux Architectes; le temple dont il s’agit est celui de l’amitié.

Résumons un peu les belles choses que tu m’as dites. Premierement, que nous nous aimions; & puis, que je t’étois nécessaire; & puis, que tu me l’étois aussi; & puis, qu’étant libres de passer nos jours ensemble, il les y faloit passer. Et tu as trouvé tout cela toute seule? Sans mentir tu es une éloquente personne! Oh bien! que je t’apprenne à quoi je m’occupois de mon côté, tandis que tu méditois cette sublime lettre. Après cela, tu jugeras toi-même lequel vaut le mieux de ce que tu dis, ou de ce que je fais.

A peine eus-je perdu mon mari, que tu remplis le vuide qu’il avoit laissé dans mon coeur. De son vivant il en partageoit avec toi les affections; dès qu’il ne fut plus, je ne fus qu’à toi seule & selon ta remarque sur l’accord de la tendresse maternelle & de l’amitié, ma fille même n’étoit pour nous qu’un lien de plus. Non seulement, je résolus dès-lors de passer le reste de ma vie avec toi; mais je formai un projet plus étendu. Pour que nos deux familles n’en fissent qu’une, je me proposai, supposant tous les rapports convenables, d’unir un jour ma fille à ton fils aîné & ce nom de mari trouvé d’abord par plaisanterie, me parut d’heureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.

Dans ce dessein, je cherchai d’abord à lever les embarras d’une succession embrouillée & me trouvant assez de bien pour sacrifier quelque chose à la liquidation du reste, je [13] ne songeai qu’à mettre le partage de ma fille en effets assurés & à l’abri de tout proces. Tu sais que j’ai des fantaisies sur bien des choses: ma folie dans celle-ci étoit de te surprendre. Je m’étois mise en tête d’entrer un beau matin dans ta chambre, tenant d’une main mon enfant, de l’autre un porte-feuille & de te présenter l’un & l’autre avec un beau compliment pour déposer en tes mains la mere, la fille & leur bien, c’est-à-dire la dot de celle-ci. Gouverne-la, voulois-je te dire, comme il convient aux intérêts de ton fils; car c’est désormois son affaire & la tienne; pour moi je ne m’en mêle plus.

Remplie de cette charmante idée, il falut m’en ouvrir à quelqu’’un qui m’aidât à l’exécuter.