Je passerai près de vous! & je ne vous verrois point! Pensez-vous que cela se puisse? Eh! si vous aviez la barbarie de l’exiger, vous mériteriez de n’être pas obéie. Mais pourquoi l’exigeriez-vous? N’êtes-vous pas cette même Claire, aussi bonne & compatissante que vertueuse & sage, qui daigna m’aimer des sa plus tendre jeunesse & qui doit m’aimer bien plus encore aujourd’hui que je lui dois tout.* [* Que lui doit-il donc tant, à elle qui a fait les malheurs de sa vie? Malheureux questionneur! Il lui doit l’honneur, la vertu, le repos de celle qu’il aime; il lui doit tout.] Non, non, chére & charmante amie, un si cruel refus ne seroit ni de vous ni fait pour moi; il ne mettra point le comble à ma misere. Encore une fois, encore une fois en ma vie, je déposerai mon coeur à vos pieds. Je vous verrai, vous y consentirez. Je la verrai, elle y consentira. Vous connoissez trop bien toutes deux mon respect pour elle. Vous savez si je suis homme à m’offrir à ses yeux en me sentant indigne d’y paraître. Elle a déploré si long-tems l’ouvrage de ses charmes, ah! qu’elle voie une fois l’ouvrage de sa vertu!

P.S. Milord Edouard est retenu pour quelques tems encore ici par des affaires; s’il m’est permis de vous voir, pourquoi ne prendrois-je pas les devans pour être plus tôt auprès de vous?

[28]

LETTRE IV.
DE M. DE WOLMAR A L’AMANT DE JULIE

Quoique nous ne nous connoissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage & la plus chérie des femmes vient d’ouvrir son coeur à son heureux époux. Il vous croit digne d’avoir été aimé d’elle & il vous offre sa maison. L’innocence & la paix y regnent; vous y trouverez l’amitié, l’hospitalité, l’estime, la confiance. Consultez votre coeur; & s’il n’y a rien là qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d’ici sans y laisser un ami.

Wolmar.

P.S. Venez, mon ami; nous vous attendons avec empressement. Je n’aurai pas la douleur que vous nous deviez un refus.

Julie.

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LETTRE V.
DE MDE. D’ORBE A L’AMANT DE JULIE

[Dans cette lettre étoit incluse la précédente.]

Bien arrivé! cent fois le bien arrivé, cher Saint-Preux! car je prétends que ce nom* [* C’est celui qu’elle lui avoit donné devant ses gens à son précédent voyage. Voyez Tome II, Lettre XLII.] vous demeure, au moins dans notre société. C’est, je crois, vous dire assez qu’on n’entend pas vous en exclure, à moins que cette exclusion ne vienne de vous. En voyant par la lettre ci-jointe que j’ai fait plus que vous ne me demandiez, apprenez à prendre un peu plus de confiance en vos amis & à ne plus reprocher à leur coeur des chagrins qu’ils partagent quand la raison les force à vous en donner. M. de Wolmar veut vous voir; il vous offre sa maison, son amitié, ses conseils: il n’en faloit pas tant pour calmer toutes mes craintes sur votre voyage & je m’offenserois moi-même si je pouvois un moment me défier de vous. Il fait plus, il prétend vous guérir & dit que ni Julie, ni lui, ni vous, ni moi, ne pouvons être parfaitement heureux sans cela. Quoique j’attende beaucoup de sa sagesse & plus de votre vertu, j’ignore quel sera le succès de cette entreprise. Ce que je sais bien, c’est qu’avec la femme qu’il a, le soin qu’il veut prendre est une pure générosité pour vous.

[30] Venez donc, mon aimable ami, dans la sécurité d’un coeur honnête, satisfaire l’empressement que nous avons tous de vous embrasser & de vous voir paisible & content; venez dans votre pays & parmi vos amis vous délasser de vos voyages & oublier tous les maux que vous avez soufferts. La derniere fois que vous me vîtes, j’étois une grave matrone & mon amie étoit à l’extrémité; mais à présent qu’elle se porte bien & que je suis redevenue fille, me voilà tout aussi folle & presque aussi jolie qu’avant mon mariage. Ce qu’il y a du moins de bien sûr, c’est que je n’ai point changé pour vous & que vous feriez bien des fois le tour du monde avant d’y trouver quelqu’un qui vous aimât comme moi.

LETTRE VI.
DE SAINT PREUX A MILORD EDOUARD

Je me leve au milieu de la nuit pour vous écrire. Je ne saurois trouver un moment de repos. Mon coeur agité, transporté, ne peut se contenir au dedans de moi; il a besoin de s’épancher.