Kabuliwallah

RABINDRANATH TAGORE

KABULIWALLAH

Nouvelles choisies, traduites du bengali (Inde)
et présentées par Bee Formentell

ZULMA

18, rue du Dragon

Paris VIe

 

 

La nouvelle intitulée « Le Receveur des postes »

a été publiée pour la première fois dans le n° 66

de la revue L’Atelier du roman (juin 2011).

 

© Zulma, 2016, pour la traduction française.

 

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C’est plus que vrai, c’est une histoire.

R. TAGORE

L’Histoire du ghāt

Si les événements étaient gravés dans la pierre, vous pourriez déchiffrer sur chacune de mes marches bien des histoires d’antan. Mais tous ces vieux contes, toutes ces histoires oubliées du temps jadis, peut-être aimeriez-vous les écouter ; alors asseyez-vous sur un de mes degrés et prêtez une oreille attentive au murmure des eaux.

Je me souviens en particulier d’un jour – un jour comme aujourd’hui. On approchait du mois d’āsvin. À l’aube, une légère brise où l’on percevait déjà la fraîcheur de l’hiver revigorait ceux qui émergeaient des limbes du sommeil. Et, comme eux, les feuilles des arbres frissonnaient.

Le Gange était en crue. Seules quatre de mes marches apparaissaient encore à la surface de l’eau. Même là où les taros poussaient dru sous les bosquets de manguiers, la rivière affleurait la berge. Non loin de l’endroit où elle formait un coude, il y avait trois anciens tas de briques presque à découvert. Au point du jour, les bateaux des pêcheurs amarrés aux troncs des acacias se balançaient sur les flots. Les eaux agitées du fleuve gonflé par la marée du matin ne cessaient d’éclabousser les barques, comme si, par jeu, elles voulaient arracher leurs gouvernails.

En ce petit matin d’automne, les rayons du soleil, qui tombaient sur la rivière grossie par les pluies de mousson, avaient la couleur de l’or pur, la couleur des fleurs de champak – couleur qu’ils n’ont à aucune autre époque de l’année. Leur lumière brillait sur les char et sur les champs de kash, lesquels n’avaient pas encore atteint leur plein épanouissement ; ils commençaient tout juste à fleurir.

Les bateliers détachaient leurs embarcations en psalmodiant le nom du dieu Rama. De même que les oiseaux qui, dès l’aube, avaient joyeusement déplié leurs ailes pour s’envoler dans le bleu du ciel, de même, les frêles barques déployaient avec ravissement leurs modestes voiles, mais pour émerger dans le soleil et glisser sur l’eau, tels des cygnes.

Le brahmane Bhattacharya, ses kosha-kushi à la main, se baignait dans le Gange comme chaque jour à la même heure. Des femmes, par groupes de deux ou trois, venaient puiser de l’eau.

Tous ces petits événements sont relativement récents. Vous croyez peut-être qu’ils se sont passés à une époque très lointaine, mais pour moi qui veille depuis une éternité sur ces lieux, c’était hier. Voyez-vous, je ne ressens pas le passage du temps, puisque, pour moi, les jours s’écoulent et s’enfuient au rythme des mouvements du Gange ; puisque, pour moi, la lumière du matin et l’ombre du soir caressent jour après jour le fleuve pour s’effacer jour après jour, sans laisser de trace. Aussi, bien que j’aie l’air vieux, mon cœur est toujours jeune. Jamais les lourdes algues des anciens souvenirs ne sont venues voiler pour moi les rayons du soleil. Il peut arriver, certes, qu’une touffe d’algues charriée par le flot me frôle au passage pour dériver à nouveau au fil de l’eau. Cela dit, je ne puis affirmer qu’il en aille toujours de même. Les mousses et les herbes flottantes qui ont poussé en abondance dans mes crevasses, à l’abri des courants du Gange, témoignent de mon passé qu’elles retiennent dans leur amoureuse étreinte, le gardant à jamais vert, frais et pur. Chaque jour, le Gange s’éloigne un peu plus de moi ; chaque jour, je vieillis un peu plus.

Vous voyez la vieille femme de la famille Chakrabarti qui rentre à présent chez elle, toute frissonnante après son bain, un rosaire entre les doigts et un nāmābali autour des épaules ? Eh bien, je me rappelle la mère de sa mère, à l’époque où elle était encore une toute jeune fille ! Je me souviens qu’elle aimait alors jouer à un jeu spécial : chaque jour, elle déposait délicatement une feuille d’aloès sur l’eau du Gange et la regardait flotter. À la droite de mes marches, il y avait une sorte de tourbillon au milieu du courant ; la feuille, portée par ce tourbillon, tournait sans fin, tandis que la fillette posait sa cruche par terre pour la contempler. Lorsque je la revis quelque temps plus tard, mariée, puis accompagnée de sa petite fille ; lorsqu’enfin je vis cette petite fille grandir à son tour et gronder ses amies quand elles éclaboussaient les autres, pour leur enseigner les bonnes manières, alors je me remémorai avec amusement le frêle esquif de la feuille d’aloès.

L’histoire que je me proposais de raconter m’échappe. Quand je commence une histoire, une autre s’en vient flotter sur le courant : les histoires vont et viennent, et je n’arrive pas à les retenir. Seules une ou deux se posent avec douceur sur le tourbillon, tels ces petits bateaux d’aloès, et y tournent en rond sans interruption. Une histoire comme ça tournoie aujourd’hui au-dessus de mes marches, avec son chargement, et on dirait qu’elle est à tout moment sur le point d’être engloutie par le courant. Aussi fragile que la feuille d’aloès, elle ne peut supporter qu’un poids infime – juste deux fleurs, avec quoi jouer. Si elle devait sombrer, une petite fille au cœur tendre se contenterait de laisser échapper un soupir avant de rentrer chez elle.

À côté du temple, à l’endroit où vous apercevez la palissade qui entoure l’étable de la famille Gosain, il y avait jadis un acacia. Une fois par semaine, un marché en plein air se tenait sous l’arbre.