Les Gosain n’habitaient pas encore ici. Là où se dresse à présent leur temple familial, on ne voyait qu’une grange au toit de chaume.
Le figuier des pagodes qui étend maintenant ses branches en travers de mon vaste torse, et dont les racines, pareilles aux longues griffes d’un monstre, étreignent jusqu’à l’étouffer mon âme de pierre fissurée, n’était alors qu’un jeune arbuste, et ses racines me chatouillaient alors avec la légèreté de doigts d’enfant. On commençait tout juste à voir poindre ses premières feuilles toutes neuves. Quand le soleil brillait, leurs ombres dansaient jusqu’au soir sur mes degrés. Et si quelqu’un en arrachait ne fût-ce qu’une, j’avais mal à l’arbre.
En ce temps-là, bien que je fusse déjà vieux, j’étais toujours droit et fier ; je n’avais pas, comme aujourd’hui, le dos brisé ; mes marches n’étaient pas encore cabossées et inégales ; elles n’étaient pas non plus sillonnées de mille et une fentes comme autant de rides, et je n’hébergeais pas encore dans mes multiples creux d’innombrables grenouilles se préparant à hiberner. Bref, j’étais intact, à l’exception de deux briques qui manquaient dans ma partie gauche, formant ainsi un trou : un drongo y avait fait son nid. Quand il s’éveillait à l’aube avec un bruissement et plongeait dans l’eau l’éventail de sa queue de poisson avant de s’envoler en sifflant, je savais que la petite fille allait arriver au ghāt. C’était son heure.
Cette petite fille, les femmes qui venaient au ghāt l’appelaient Kusum. Oui, ce devait être son nom. Chaque fois que sa petite ombre tombait sur l’eau, je brûlais d’envie de la tenir, de la retenir pour toujours. Ah, si seulement j’avais pu l’attacher à mes pierres ! Elle avait quelque chose de tellement irrésistible, comme une douceur impossible. Quand son pied léger foulait mes antiques pierres et que j’entendais tinter ses quadruples bracelets de cheville, c’était, semblait-il, comme un exquis frisson sur la mousse dont j’étais tapissé. On ne pouvait certes pas dire que Kusum fût très joueuse ou très bavarde, ni qu’elle fût la première à rire et à plaisanter ; et pourtant, chose étrange, elle avait plus de petites compagnes qu’aucune autre fille. Même les plus méchantes ne pouvaient se passer d’elle. Les unes l’appelaient Kusi, d’autres, Khusi (c’est-à-dire Joie), d’autres encore, Rakshusi (c’est-à-dire Démone). Sa mère, elle, lui donnait le petit nom de Kusmi. De temps à autre, je voyais Kusum assise au bord du fleuve. Elle avait manifestement d’étranges affinités avec l’eau. Elle adorait l’eau.
Au bout d’un certain temps, je cessai de la voir. Quand elles venaient au ghāt, Bhuban et Swarna versaient des larmes amères. Un jour, je les entendis dire que leur chère Kusi-Khusi-Rakshusi avait été emmenée au loin, chez ses beaux-parents, dans un pays où le Gange ne coulait pas. Là où elle vivait à présent, tout était nouveau pour elle : les gens, les maisons, le cadre. C’est comme si on avait brusquement transplanté un lotus d’eau dans une terre sèche.
Elle s’était presque entièrement effacée de ma mémoire. Une année entière s’était écoulée. Les filles qui venaient au ghāt ne parlaient plus que rarement de Kusum. Un soir pourtant, la sensation d’un pas depuis longtemps familier me fit soudain tressaillir. Il me sembla que c’était le pas de Kusum. C’était en effet le sien, mais il avait perdu la petite musique qui, jadis, l’accompagnait toujours, car ses bracelets de cheville avaient cessé de tinter et tintinnabuler. Or j’avais toujours associé le pas de Kusum à ce léger bruit de clochettes et de grelots que je ne percevais plus à présent. Ce jour-là, l’absence de ce bruit adorable donna tout à coup un accent mélancolique au murmure des eaux, comme à la brise qui faisait bruire les feuilles du bosquet de manguiers et semblait déplorer une perte.
Kusum était devenue veuve.
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