Dakshayani croyait fermement à la supériorité intellectuelle de son mari et n’hésitait pas à le dire. Taraprasanna répliquait alors : « Mais tu n’as pas d’autre mari à qui me comparer ! » – ce qui la mettait hors d’elle.

En réalité, son seul sujet de plainte, c’était qu’il n’eut pas dévoilé au monde extérieur ses talents extraordinaires et qu’il n’eut pas même tenté de le faire. Rien de ce qu’il avait écrit n’avait encore été publié.

Quelquefois, elle demandait à son époux de lui lire un de ses textes, et moins elle entendait ce langage, plus elle l’admirait. Elle avait lu le Ramayana de Krittibas, le Mahabharata de Kashidas et le Chandimangal de Kabikankan, elle les avait aussi entendu réciter à voix haute, et ils lui semblaient limpides : même un illettré pouvait aisément les saisir ; en revanche, elle n’avait jamais rencontré d’écrits pareils à ceux de son mari – des écrits tellement brillants qu’inintelligibles.

« Ah, songeait-elle, quand tous ces textes seront imprimés, et que personne n’en comprendra un traître mot, comme le monde sera étonné ! » Dès lors, elle ne cessa plus de répéter à son mari : « Sérieusement, tu devrais faire publier tes textes ! »

« En ce qui concerne la publication des livres, répliquait-il, le grand Manu a déclaré : “C’est là une activité naturelle chez les êtres humains, toutefois, les plus grandes récompenses iront à ceux qui s’en abstiennent.” »

Taraprasanna avait quatre enfants : exclusivement des filles. Dakshayani y voyait un échec personnel et, en conséquence, se sentait indigne d’un époux aussi talentueux. Être mariée à un homme qui produisait, presque au pied levé, d’aussi considérables œuvres et être incapable de lui donner un fils lui apparaissait comme une honte insigne.

Quand leur fille aînée lui arriva à hauteur de la poitrine, ce fut pour Taraprasanna la fin de l’insouciance. Taraprasanna se rappelait à présent qu’il lui faudrait marier, l’une après l’autre, ses quatre filles et que cela lui coûterait une fortune. Mais sa femme lui dit alors avec une entière confiance :

— Réfléchis un peu, et je suis sûre que nous n’aurons pas à nous faire de souci.

— Tu crois vraiment ? demanda Taraprasanna, non sans anxiété. Bon, d’accord, que me proposes-tu ?

— Va à Calcutta, lui répondit Dakshayani sans la moindre hésitation ni le moindre doute. Fais imprimer tes livres et fais-toi connaître de tout le monde. L’argent ne tardera pas à affluer.

Peu à peu convaincu et rasséréné par la tranquille conviction de sa femme, Taraprasanna décida que tout ce qu’il avait écrit jusque-là suffirait largement à payer le mariage de chacune de ses filles, et qu’il irait donc à Calcutta.

Un nouveau problème surgit alors. Dakshayani ne pouvait supporter l’idée de voir son mari – le plus innocent, le plus désarmé des hommes, le plus choyé aussi – partir seul au loin. Qui donc le nourrirait, s’occuperait de son linge, lui rappellerait ses corvées quotidiennes, le protégerait enfin des multiples dangers du monde ?

Toutefois, le mari inexpérimenté n’était guère enchanté à l’idée d’emmener son épouse dans ce lieu étrange. Dakshayani finit par faire appel à un homme du village, connu pour son sens pratique, et l’engagea comme factotum. Elle le chargea en quelque sorte de la remplacer à Calcutta auprès de son mari, non sans lui avoir donné d’innombrables instructions concernant les besoins quotidiens de celui-ci. Au moment du départ, elle arracha à Taraprasanna une foule de promesses et le couvrit d’amulettes. Et quand ils furent partis, elle se jeta à terre en pleurant.

À Calcutta, avec l’aide de son précieux ange gardien, Taraprasanna parvint à publier son livre : Vedantaprabha, c’est-à-dire Lumière du Vedanta. Mais la majeure partie de l’argent qu’il avait obtenu en mettant en gage les bijoux de sa femme fut engloutie dans l’opération.

Il envoya sa Lumière du Vedanta à de nombreux libraires mais aussi à chaque éditeur, important ou non, dans l’espoir d’obtenir des articles de presse. Il expédia aussi un exemplaire à sa femme, en recommandé – de crainte que le facteur ne fût tenté de le voler.

Quand Dakshayani vit pour la première fois le nom de son mari imprimé sur la couverture d’un livre, elle convia toutes les femmes du village qu’elle connaissait à un repas. Elle avait pris soin de laisser traîner le volume près de l’endroit où elle les avait priées de s’asseoir.

— Ô mon Dieu, s’écria-t-elle d’un ton faussement négligent quand elles eurent toutes pris place, qui a posé ce livre ici ? Ma chère Ananda, pourrais-tu me le passer ? Je vais le remettre à sa place.

Ananda était la seule femme de l’assemblée qui sût lire. Le volume fut rangé sur l’étagère.

Pendant quelques minutes, Dakshayani s’occupa à autre chose. Après quoi elle dit à sa fille aînée :

— Tu ne voudrais pas lire le livre de ton père, Shashi ? Allons, mon enfant, vas-y. Ne sois pas si timide.

Mais le chef-d’œuvre de Taraprasanna n’avait pas l’air d’intéresser Shashi le moins du monde. Aussi, peu après, sa mère lui lança sur un ton de reproche :

— N’abîme pas l’ouvrage de ton père ! Donne-le à Kamaladidi pour qu’elle le pose tout en haut de l’armoire.

Si le livre avait été doué de conscience, il aurait eu l’impression, après avoir été ainsi malmené toute une journée, que le Vedanta était au seuil de la mort.

Comptes rendus et critiques commencèrent à se succéder dans les journaux. Dakshayani ne s’était pas trompée : d’un bout à l’autre du pays, les critiques, incapables, soit dit en passant, d’en comprendre un traître mot, étaient très impressionnés par le livre et s’écriaient d’une seule voix : « Jamais un livre aussi dense, aussi substantiel n’a encore été publié à ce jour. »

Des journalistes, qui jusque-là s’étaient prudemment cantonnés à des lectures faciles comme les traductions en bengali de l’ouvrage de Reynolds, London Mystery, écrivaient : « Si au lieu de pleins sacs de romans et de pièces de théâtre, il se publiait davantage de livres de ce genre, la littérature bengalie connaîtrait un bien plus grand succès. »

D’autres, qui n’avaient jamais entendu parler du Vedanta, même par leurs pères, grands-pères et arrière-grands-pères, écrivaient : « Nous ne sommes pas d’accord avec Taraprasanna sur tous les points – et, faute de place, il nous est impossible de préciser ici lesquels –, mais, dans l’ensemble, nos vues concordent avec celles de l’auteur. » S’ils avaient exprimé leur vraie pensée, il eût fallu jeter au feu le livre « dans son ensemble ».

De tous les coins du pays pourvus ou non de librairies arrivèrent des lettres demandant à Taraprasanna d’envoyer son livre, lequel fut réglé non pas en liquide mais avec des reconnaissances de dette sur papier à en-tête officiel. Beaucoup précisaient : « Votre ouvrage si sérieux comble les attentes de nombre de nos lecteurs. »

Taraprasanna n’était pas tout à fait sûr du sens à accorder au mot « sérieux », mais cela ne l’empêcha pas d’expédier son livre par la poste à chaque libraire – à ses frais bien entendu – et d’en tirer gloire.

Le plaisir de se voir ainsi couvert d’éloges atteignait son apogée quand une lettre de Dakshayani lui parvint : elle attendait un cinquième enfant, et la naissance était proche. À l’annonce de cette nouvelle, Taraprasanna, accompagné de son ange gardien, entreprit de faire la tournée des boutiques pour collecter l’argent rapporté par le livre.

Les libraires répétèrent tous la même chose : aucun exemplaire n’avait été vendu. Il y avait bien un client qui avait écrit de son village à une librairie pour se procurer l’ouvrage et à qui on l’avait envoyé contre paiement en liquide à la livraison, mais il avait été retourné : on n’en avait pas voulu en fin de compte. Le libraire avait dû payer de sa poche les frais d’envoi, aussi avait-il insisté non sans mauvaise humeur pour rendre sur-le-champ à l’auteur tous les exemplaires dont il disposait.

Taraprasanna s’en retourna donc dans son petit logis de Calcutta. Il avait beau s’interroger, il n’arrivait pas à comprendre ce qui avait bien pu se passer.