J’ai besoin de retourner au village deux ou trois jours.

Et il partit pour Barasat où Anukul Babu exerçait désormais ses fonctions de munsiff.

Anukul n’avait pas eu d’autre enfant, et son épouse pleurait toujours la perte de son fils.

Un soir qu’Anukul, de retour du tribunal, se reposait, tandis que sa femme achetait à un sannyāsī, à prix d’or, une racine sacrée et une bénédiction censées lui donner un fils, une voix se fit entendre dans la cour.

— Je vous salue, Mā.

— Qui est là ? demanda Anukul Babu.

Raicharan apparut.

— C’est moi, Raicharan, répondit-il en se prosternant aux pieds de son maître.

Le cœur d’Anukul fondit à la vue du vieil homme. Il lui posa mille et une questions concernant sa vie actuelle et lui proposa de travailler à nouveau pour lui.

C’est avec un pâle sourire que Raicharan lui dit, sans même répondre à son invitation :

— Permets-moi de présenter mes respects à Māthākrun.

Anukul Babu le conduisit dans les appartements intérieurs. Son épouse, elle, n’était pas particulièrement ravie de revoir Raicharan, mais celui-ci n’y prêta pas la moindre attention.

— Maître, Mā, confessa-t-il en joignant les mains, c’est moi qui ai volé votre fils. Ce n’est pas la Padma, ce n’est pas non plus quelqu’un d’autre, non, c’est moi, ingrat scélérat que je suis.

— Que racontes-tu là, Raicharan ? Où est-il ?

— Il vit avec moi. Je vous l’amènerai demain.

Le lendemain était un dimanche. Les tribunaux étaient fermés. Dès le point du jour, les deux époux se mirent à guetter la route avec anxiété. À dix heures du matin, Raicharan se présenta ; il était accompagné de Phelna.

Sans réfléchir, sans même poser une question, la femme d’Anukul attira le garçon sur ses genoux, le toucha, le respira et le regarda intensément, riant et pleurant à la fois. En vérité, l’enfant était beau, agréable à regarder, et rien dans son apparence ni dans ses vêtements ne trahissait une humble origine. Il y avait sur son visage une expression aimante, modeste et timide tout ensemble.

À sa vue, le cœur d’Anukul se gonfla d’amour. Mais, gardant son sang-froid, il demanda :

— As-tu des preuves ?

— Comment prouver un acte pareil ? répondit Raicharan. Seul Dieu sait que j’ai volé votre fils ; personne d’autre au monde ne le sait.

Après mûre réflexion, Anukul, frappé de la ferveur avec laquelle sa femme avait embrassé le garçon, conclut qu’il ne conviendrait guère de chercher des preuves de l’allégation de Raicharan ; quelle que pût être la vérité, il valait mieux y accorder foi. De toute façon, par quel autre moyen Raicharan aurait-il pu se procurer un tel enfant ? Et pourquoi le vieux serviteur souhaiterait-il les tromper à présent ?

En interrogeant Phelna, Anukul apprit que le garçon avait vécu avec Raicharan dès son plus jeune âge et qu’il l’avait toujours appelé « Père ». Toutefois, Raicharan ne s’était jamais comporté avec lui comme un père mais plutôt comme un serviteur dévoué.

Les derniers doutes une fois chassés de son esprit, Anukul dit :

— Très bien, Raicharan, mais sache qu’à l’avenir, il ne te sera plus permis de franchir le seuil de cette maison.

— Je suis vieux maintenant, Maître, répliqua Raicharan d’une voix tremblante – et il joignit les mains dans un geste de supplication –, où irai-je ?

— Permets-lui de rester, intervint la maîtresse de maison, je lui ai pardonné. Cela portera bonheur à notre fils.

— Il ne saurait être pardonné pour ce qu’il a fait, rétorqua Anukul qui était la justice incarnée.

— Ce n’est pas moi qui l’ai fait, s’écria Raicharan qui étreignait en pleurant les pieds de son maître, c’est Dieu.

Voyant que Raicharan rendait Dieu responsable de son propre crime et en proie à une colère grandissante, Anukul déclara :

— Comment placer sa confiance en quelqu’un qui a si odieusement trahi la vérité ?

— Ce n’était pas moi, Maître, répéta Raicharan en se relevant.

— Alors qui était-ce ?

— C’était ma destinée.

Pareille explication ne pouvait évidemment satisfaire un homme instruit.

— Je n’ai personne d’autre au monde, dit encore Raicharan.

Phelna fut sans nul doute blessé en apprenant que Raicharan l’avait volé – lui, un fils de munsiff – et l’avait en quelque sorte déshonoré en le faisant passer pour son propre fils. Il se montra toutefois assez généreux pour prier Anukul en ces termes :

— Père, s’il vous plaît, pardonnez-lui. Et si vous ne voulez vraiment pas qu’il reste chez vous, accordez-lui une petite pension mensuelle.

Raicharan regarda une dernière fois son fils, sans dire un mot, avant de se prosterner devant le groupe qu’Anukul, son épouse et Phelna formaient désormais tous les trois. Après quoi, il passa la porte pour se perdre dans l’innombrable océan de la foule. À la fin du mois, quand Anukul envoya une modeste somme à son ancienne adresse, l’argent lui revint. Il n’y avait personne de ce nom-là au village.

Le Chef-d’œuvre de Taraprasanna

Comme beaucoup d’écrivains, Taraprasanna était de nature plutôt timide et réservée. Sortir et se retrouver au milieu d’autres gens était un vrai supplice pour lui. À force d’être confiné dans sa maison et de rester des journées entières à écrire, il n’avait guère eu l’occasion d’enrichir son expérience du monde ; il n’avait réussi qu’à se voûter et à affaiblir sa vue. Les plaisanteries mondaines ne lui venaient pas facilement, c’est pourquoi il ne se sentait pas très à l’aise en dehors de chez lui.

Les autres le jugeaient un peu stupide, et nul ne saurait les en blâmer. Qu’un gentleman distingué le rencontrât pour la première fois et lui dît chaleureusement : « Vous n’imaginez pas à quel point je suis heureux de faire votre connaissance », Taraprasanna, incapable de répondre, se contentait de fixer sans mot dire sa paume droite comme pour laisser entendre : « Il est possible que vous en soyez très heureux, mais je me demande comment on peut être assez hypocrite pour parler de la sorte. »

Ou bien, si par hasard il était invité une après-midi dans une riche maison, et que, à la nuit tombée, lorsqu’on servait le dîner, son hôte dépréciât sa propre hospitalité en disant : « Il n’y a rien là de spécial – juste notre humble repas de tous les jours, le simple menu des gens ordinaires –, rien qui soit digne de vous, j’en ai bien peur », Taraprasanna demeurait coi au lieu de se récrier, comme il l’eût fallu.

Il arrivait parfois qu’une personne aimable affirmât qu’une érudition comme celle de Taraprasanna était bien rare à son âge, et que Sarasvati, la déesse de l’intelligence et de la parole, avait dû élire domicile dans sa gorge. Notre cerveau n’émettait alors aucune objection – à croire que la faveur divine l’étranglait en quelque sorte. Il aurait dû savoir que ceux qui louent un ami tout en se dénigrant exagèrent délibérément dans l’espoir d’être démentis. Si la personne à qui ils s’adressent prend ces compliments et dénigrements pour argent comptant, ils se sentent profondément déçus car ils n’aspirent qu’à être contredits.

Taraprasanna se comportait très différemment avec les personnes de sa maisonnée – au point que sa propre femme, Dakshayani, ne parvenait jamais à avoir le dernier mot dans une discussion avec son mari. Elle était toujours forcée de rendre les armes. « Bon, très bien, tu dois avoir raison, concluait-elle. De toute façon, j’ai à faire à présent. » Peu d’hommes ont la chance de voir leur femme admettre sa défaite lors d’une joute verbale – ou assez d’habileté pour l’y amener, comme c’était peut-être le cas de Taraprasanna.

Celui-ci coulait des jours heureux et sans souci dans sa maison.