J’entendis dire que le travail de son mari l’avait conduit dans un pays lointain ; elle ne l’avait vu que pendant un jour ou deux. C’est une lettre qui lui avait appris la nouvelle de son veuvage. À peine âgée de huit ans, elle avait effacé de son front le shidur, le vermillon dont les femmes mariées colorent la raie de leurs cheveux ; elle s’était dépouillée de ses bijoux, après quoi, elle était retournée dans son village natal, au bord du Gange. Mais la plupart de ses compagnes de jeux d’autrefois, Bhuban, Swarna et Amala, avaient disparu. Elles vivaient maintenant chez leur beau-père. Seule Sarat était encore là, mais le bruit courait que son mariage devait être célébré vers le mois d’agrahāyan. Kusum était donc très seule. Mais quand elle s’asseyait silencieusement sur mes marches, la tête posée sur ses genoux, j’avais l’impression que les moindres vaguelettes du fleuve lui faisaient signe : « Kusi-Khusi-Rakshusi ! » semblaient-elles appeler.

De même que le Gange, au début de la saison des pluies, voit ses eaux monter de jour en jour, de même la jeune beauté de Kusum approchait de jour en jour la perfection. Mais ses vêtements sans couleur, son visage mélancolique et le calme de son attitude jetaient comme un voile d’ombre sur sa jeunesse, si bien que cette beauté en fleur ne pouvait apparaître dans tout son éclat. On eût dit que personne ne s’était rendu compte de son changement. Moi non plus, je ne l’avais certainement pas remarqué. À mes yeux, elle était toujours restée la même. Elle ne portait plus d’anneaux de cheville, c’est vrai, mais à chacun de ses pas, je les entendais tinter et tintinnabuler. Dix longues années s’écoulèrent de la sorte, mais personne au village ne paraissait avoir conscience de sa métamorphose.

Cette année-là, à l’extrême fin du mois de bhādra, un matin pareil à celui-ci se leva. Vos arrière-grands-mères se levaient à l’aube pour pouvoir admirer la douce lumière du soleil. Quand, le visage dissimulé derrière le pan de leur sari, elles prenaient leurs cruches pour parcourir en bavardant les sentiers raboteux qui serpentaient à travers les arbres, donnant ainsi un éclat particulier à la lumière matinale étincelant sur mes pierres, vous n’existiez pas encore, même dans le recoin le plus obscur de leurs pensées. Il vous est certes difficile d’imaginer qu’autrefois les mères de vos mères avaient le cœur aussi jeune, aussi tendre que le vôtre, qu’elles jouaient et gambadaient avec le même entrain que vous, que ces jours-là étaient aussi radieux, aussi réels que celui-ci, qu’elles ne cessaient d’osciller entre plaisirs et chagrins. Songez qu’elles aussi auraient eu la même difficulté à se représenter ce rayonnant matin d’automne, la même difficulté à concevoir qu’il pût exister sans elles, sans la moindre trace de leurs joies et de leurs peines.

La première brise venue du nord avait commencé à souffler, secouant l’acacia en fleur. Une ou deux fleurs étaient tombées sur moi et avec elles, quelques gouttes de rosée. C’est ce jour-là qu’un sannyāsī d’une surprenante beauté – grand, jeune, le teint clair, avec un visage à la fois grave et pur – vint trouver refuge dans le temple de Shiva, face à mes marches. Le bruit de son passage se répandit aussitôt dans le village. Les femmes, posant leurs cruches, se pressaient dans le temple pour toucher les pieds du saint homme.

La foule augmentait de jour en jour. C’est qu’il s’agissait d’un sannyāsī ; qui plus est, d’une incomparable beauté ; en outre, il ne négligeait personne, prenait les enfants sur ses genoux, questionnait les mères à propos de leur maisonnée. Rien d’étonnant qu’en très peu de temps il eût exercé un grand ascendant sur la société des femmes. Les hommes aussi étaient très nombreux à venir le voir. Tantôt il récitait un passage de la Bhagavata Purana, tantôt il commentait la Bhagavad Gita, tantôt il s’asseyait dans le temple pour discuter divers textes religieux. Les uns le consultaient pour un conseil, les autres pour un mantra sacré, d’autres enfin pour une maladie à guérir. Quant aux femmes qui venaient bavarder au ghāt, elles chuchotaient entre elles : « Comme il est beau ! On dirait que Shiva en personne réside maintenant dans son propre temple. »

Chaque jour, à l’aube, juste avant le lever du soleil, quand le sannyāsī se plongeait dans les eaux du Gange, face à l’étoile du matin, et psalmodiait lentement de sa voix grave l’hymne à l’aurore, je n’entendais plus le murmure des vagues. Chaque matin, au-dessus de la berge orientale du Gange, je voyais le ciel rougir comme touché par la musique de sa voix, de longues traînées ardentes transfigurer les nuages, les ténèbres s’affaisser de tous côtés comme les sépales d’un bouton sur le point d’éclore et la rouge fleur du matin croître dans l’étang du ciel. À chaque syllabe, me semblait-il, de l’incantation prononcée par le renonçant debout au milieu du Gange, le visage tendu vers l’orient, les maléfices de la nuit se dissipaient un peu plus, la lune et les étoiles poursuivaient leur course vers l’ouest et le soleil son ascension à l’est, rythmant une progressive transmutation de l’univers.