Vous les entrelardez à chaque instant de sermens qui sentent le papisme. D’ailleurs vous avez l’air trop débauché, trop mondain pour paraître à la suite d’un seigneur qui a une réputation à conserver aux yeux du monde. Il faut prendre un air plus grave et plus composé, porter des vêtemens moins brillans, un collet sans plis et bien empesé, un chapeau à bords plus larges, des pantalons plus étroits ; aller à l’église au moins une fois par mois ; ne faire de protestations que sur votre foi et votre conscience ; renoncer à cette tournure de spadassin ; enfin ne jamais toucher à la poignée de votre sabre que lorsqu’il s’agit sérieusement d’employer cette arme terrestre.
– De par le jour qui nous éclaire, Tony, tu es devenu fou ! Tu viens de faire le portrait du valet de chambre d’une vieille puritaine, plutôt que celui d’un brave au service d’un courtisan ambitieux. Un homme tel que tu voudrais que je devinsse devrait porter à sa ceinture une Bible au lieu de poignard, et avoir tout juste assez de valeur pour suivre quelque orgueilleuse bourgeoise de la cité au prêche, et prendre sa défense contre tout courtaud de boutique qui voudrait lui disputer la muraille. Ce n’est pas ainsi que doit se montrer celui qui va à la cour à la suite d’un grand seigneur.
– Mais sache donc que depuis que tu as quitté l’Angleterre tout est changé, et que tel homme qui en secret marche à son but d’un pas déterminé sans que rien puisse l’arrêter, ne se permet, dans la conversation, ni une menace, ni un serment, ni un mot profane.
– C’est-à-dire qu’on fait commerce pour le diable sans mentionner son nom dans la raison de commerce. Eh bien ! soit ; je prendrai sur moi de me contrefaire plutôt que de perdre du terrain dans ce nouveau monde, puisque tu prétends qu’il est devenu si rigide. – Mais, Tony, quel est le nom du seigneur au service duquel je dois faire un apprentissage ?
– Ah ! ah ! M. Michel, s’écria Foster avec un sourire forcé, est-ce ainsi que vous prétendez connaître mes affaires ? Que savez-vous s’il existe un pareil homme dans le monde, et si je n’ai pas voulu m’amuser à vos dépens ?
– Toi t’amuser à mes dépens, pauvre oison ! dit Lambourne sans s’intimider ; apprends que, quelque bien caché que tu te croies sous la boue dans laquelle tu es enfoncé, je ne demande que vingt-quatre heures pour voir aussi clair dans toutes tes affaires qu’à travers la sale corne d’une lanterne d’écurie.
Un cri perçant interrompit en ce moment leur conversation.
– Par la sainte croix d’Abingdon ! s’écria Foster, oubliant son protestantisme dans son effroi ; je suis un homme ruiné !
À ces mots il courut dans l’appartement d’où ce cri était parti, et Michel Lambourne l’y suivit. Mais pour expliquer la cause de cette interruption, il est nécessaire de rétrograder un peu dans notre récit.
On sait que lorsque Lambourne accompagna Foster dans la bibliothèque, Tressilian fut laissé seul dans le vieux salon. Son œil sévère leur lança un regard de mépris dont il se reprocha de mériter une bonne part pour s’être abaissé jusqu’à se trouver en pareille compagnie. – Tels sont, Amy, se disait-il en lui-même, les compagnons que votre injustice, votre légèreté, votre cruauté irréfléchie, m’ont obligé de chercher ; moi sur qui mes amis fondaient tant d’espérance ! moi qui me méprise aujourd’hui autant que je serai méprisé par les autres, pour l’avilissement auquel je me soumets par amour pour vous ! Mais jamais je ne cesserai de vous poursuivre, vous autrefois l’objet de la plus pure et de la plus tendre affection ! et quoique vous ne puissiez être pour moi désormais qu’un sujet de larmes et de regrets, je vous arracherai à l’auteur de votre ruine ! je vous sauverai de vous-même ; je vous rendrai à vos parens, à votre Dieu ! Je ne verrai plus ce bel astre briller dans la sphère d’où il est descendu ; mais… – Un léger bruit qu’il entendit dans l’appartement interrompit sa rêverie. Il se retourna, et dans la femme aussi belle que richement vêtue qui se présenta à ses yeux, et qui entrait par une porte latérale, il reconnut celle qu’il cherchait. Son premier mouvement, après cette découverte, fut de se cacher le visage avec son manteau jusqu’à ce qu’il trouvât un moment favorable pour se faire connaître ; mais la jeune dame, car elle n’avait pas plus de dix-huit ans, déconcerta ce projet. Courant à lui d’un air de gaieté, elle le tira par l’habit, et lui dit avec enjouement :
– Après vous être fait attendre si long-temps, mon bon ami, croyez-vous venir ici comme dans un bal masqué ? Vous êtes accusé de trahison au tribunal de l’amour ; il faut que vous comparaissiez à sa barre, et que vous y répondiez à visage découvert. Voyons, que direz-vous ? êtes-vous innocent ou coupable ?
– Hélas ! Amy,…, dit Tressilian d’une voix basse et mélancolique, en lui laissant écarter son manteau.
Le son de cette voix et la présence inattendue de Tressilian mirent fin à l’enjouement de la jeune dame. Elle fit un pas en arrière, devint pâle comme la mort, et se couvrit le visage des deux mains. Tressilian fut un moment trop ému pour parler ; mais, se rappelant tout-à-coup la nécessité de saisir une occasion qui pouvait ne plus se présenter, il lui dit : – Amy, ne me craignez point.
– Et pourquoi vous craindrais-je ? répondit-elle en montrant son beau visage coloré d’une vive rougeur ; pourquoi vous craindrais-je, M. Tressilian ? et pourquoi vous présentez-vous chez moi sans y être invité, sans y être désiré ?
– Chez vous, Amy ! répondit Tressilian ; une prison est-elle donc votre demeure ? une prison gardée par le plus infâme des hommes, si j’en excepte celui qui l’emploie ?
– Je suis chez moi, reprit Amy ; cette maison est la mienne tant qu’il me plaira de l’habiter. Si c’est mon bon plaisir de vivre dans la retraite, qui a le droit de s’y opposer ?
– Votre père, jeune fille ! votre père au désespoir, qui m’a chargé de vous chercher partout, et qui m’a confié une autorité qu’il lui est impossible d’exercer en personne ! Lisez cette lettre, qu’il a écrite tandis qu’il bénissait les souffrances qui lui faisaient oublier un instant les angoisses du cœur.
– Les souffrances ! Mon père est-il donc malade ?
– Tellement malade qu’il est douteux que votre présence, quelque hâte que vous y mettiez, puisse lui rendre la santé. – Un instant suffit pour les préparatifs de votre départ si vous consentez à me suivre.
– Tressilian, je ne puis quitter cette maison ; je n’ose et je ne dois pas le faire. – Retournez chez mon père, et dites-lui que j’obtiendrai la permission de le voir avant que douze heures se soient écoulées ; dites-lui que je me porte bien, que je suis heureuse, que je le serais du moins si je pouvais penser qu’il fût heureux lui-même ; dites-lui de ne pas douter que je n’aille le voir, et que je n’y aille de manière à lui faire oublier tout le chagrin que je lui ai causé. – La pauvre Amy se trouve aujourd’hui dans un rang bien plus élevé qu’elle n’ose le dire. – Allez, bon Tressilian : j’ai été coupable d’injustice envers vous ; mais, croyez-moi, j’ai le pouvoir de vous dédommager de la blessure que je vous ai faite : je vous ai refusé un cœur qui n’était pas digne du vôtre ; je puis vous indemniser de cette perte par des honneurs et par votre avancement dans le monde.
– Est-ce à moi que s’adresse un tel langage, Amy ? M’offrez-vous les jouets d’une ambition frivole en remplacement de la paix et de la tranquillité dont vous m’avez privé ? Mais soit, je ne viens pas pour vous faire des reproches ; je viens pour vous servir et pour vous délivrer. – Vous ne pouvez me le cacher, vous êtes prisonnière en ces lieux : sans quoi votre bon cœur, car votre cœur fut bon autrefois, désirerait être déjà près du lit de votre père. Venez, pauvre fille, malheureuse et abusée, venez ; tout sera oublié, tout sera pardonné. – Ne craignez aucune importunité de ma part ; je faisais un rêve, je suis éveillé. – Mais hâtez-vous ; votre père vit encore : Venez ; un mot de tendresse, une larme de repentir, effaceront le souvenir de tout ce qui s’est passé.
– Ne vous ai-je pas déjà dit, Tressilian, que je me rendrai chez mon père sans autre délai que celui qui m’est nécessaire pour remplir d’autres devoirs sacrés ? Allez lui porter cette nouvelle. Le jour qui nous éclaire m’est témoin que je partirai aussitôt que j’en aurai obtenu la permission.
– La permission ! répéta Tressilian d’un ton d’impatience ; la permission d’aller voir un père malade ! – peut-être au lit de la mort : Et à qui demanderez-vous cette permission ? au misérable qui, sous le masque de l’amitié, a violé tous les droits de l’hospitalité, et vous a dérobée à la tendresse de votre père !
– Ne parlez pas de lui sur ce ton, Tressilian : celui que vous traitez ainsi porte un glaive aussi bien affilé que le vôtre, mieux affilé peut-être. Homme, vain ! les actions les plus glorieuses que tu aies faites en temps de paix ou de guerre sont aussi peu dignes d’êtres citées après les siennes, que ton rang dans le monde est obscur auprès de la sphère dans laquelle il est placé. – Laisse-moi ; acquitte-toi de mon message pour mon père ; et, quand il aura quelqu’un à m’envoyer, qu’il choisisse un messager qui me soit plus agréable !
– Amy, répondit Tressilian d’un ton calme, vos reproches ne peuvent m’émouvoir. Dites-moi un seul mot, afin que je puisse au moins faire luire un rayon de consolation aux yeux de mon vieil ami. – Le rang de celui que vous vantez ainsi, le partagez-vous avec lui ? a-t-il le titre et les privilèges d’époux, pour décider de ce que vous devez faire ?
– Arrêtez votre langue insolente ! s’écria-t-elle ; je dédaigne de répondre aux questions qui offensent mon honneur.
– En refusant de me répondre, Amy, vous m’en dites assez.
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