Il y viendra avec le temps, car cela manque rarement ; mais ce n’est encore qu’un néophyte ; un prosélyte, qui recherche la société des grands maîtres, comme ceux qui apprennent à faire des armes fréquentent les salles d’escrime pour voir comme on doit manier le fleuret.

– Si telles sont ses qualités, honnête Michel, tu vas passer avec moi dans un autre appartement, car ce que j’ai à te dire ne doit passer que par tes oreilles. Quant à vous, monsieur, je vous prie de nous attendre dans cet appartement, et de n’en pas sortir, attendu qu’il se trouve dans cette maison des personnes que la vue d’un étranger pourrait alarmer.

Tressilian témoigna par une inclination de tête qu’il y consentait, et les deux dignes amis quittèrent ensemble la salle, dans laquelle il resta pour attendre leur retour.

CHAPITRE IV.

 

« On ne peut pas servir deux maîtres à la fois.

« C’est pourtant ce qu’ici veut faire ce grivois :

« Il veut, en servant Dieu, servir aussi le diable ;

« S’agit-il de commettre un crime abominable,

« Par quelques oraisons il y préludera :

« Ce coup fait, c’est le ciel qu’il en remerciera. »

Ancienne comédie.

 

La chambre dans laquelle le maître de Cumnor-Place conduisit son digne visiteur était plus grande que celle dans laquelle ils avaient commencé leur entretien ; mais les traces de dilapidation y étaient encore plus évidentes. De larges traverses en chêne, supportant des rayons de même bois, en garnissaient les murs et avaient servi à ranger une nombreuse bibliothèque. On y voyait encore plusieurs livres couverts de poussière, les uns déchirés, les autres privés de leurs agrafes d’argent et de leur riche reliure, entassés pêle-mêle sur les tablettes comme des objets qui ne méritent aucun soin, et livrés à la merci du premier spoliateur. Les corps de bibliothèque eux-mêmes semblaient avoir encouru le déplaisir des ennemis de la science qui avaient détruit la plus grande partie des volumes : ils étaient brisés d’un côté, de l’autre dépouillés, de leurs rayons, et des toiles d’araignée en formaient les seuls rideaux.

– Les auteurs qui ont écrit ces ouvrages, dit Lambourne en jetant un coup d’œil autour de lui, ne se doutaient guère entre les mains de qui ils tomberaient.

– Ni à quel usage ils seraient bons, ajouta Foster. Ma cuisinière ne se sert pas d’autre chose pour écurer ses ustensiles, et mon domestique pour allumer du feu.

– Et cependant, reprit Lambourne, j’ai vu bien des villes où on les aurait trop estimés pour en faire un pareil usage.

– Bah, bah ! répondit Foster, depuis le premier jusqu’au dernier, ils ne contiennent que du fatras papiste. C’était la bibliothèque de ce vieux radoteur l’abbé d’Abingdon. La dix-neuvième partie du sermon d’un prédicateur du véritable Évangile vaut mieux que toute une charretée de ces ordures du chenil de Rome.

– Tudieu ! s’écria Lambourne, M. Tony Allume-Fagots !

– Écoutez-moi, l’ami Michel ! s’écria Foster en lui lançant un regard sinistre, oubliez ce sobriquet et la circonstance qu’il rappelle, si vous ne voulez que notre ancienne connaissance, qui vient de renaître, meure d’une mort subite et violente.

– Comment donc ! j’ai vu le temps où vous vous faisiez gloire d’avoir contribué à la mort de deux vieux évêques hérétiques.

– C’était lorsque j’étais chargé des liens de l’iniquité, et plongé dans une mer d’amertume ; mais cela ne me va plus depuis que je suis appelé dans les rangs des élus. Le digne Melchisedech Maultext a comparé mon malheur en cette affaire à celui de l’apôtre saint Paul, qui gardait les habits de ceux qui lapidaient saint Étienne. Il a prêché sur ce sujet il y a trois semaines, a cité l’exemple d’un de ses honorables auditeurs, et c’était moi qu’il avait en vue.

– Paix, Foster ! paix ! vos discours me font venir la chair de poule, ce qui m’arrive toujours, je ne sais trop pourquoi, quand j’entends le diable citer l’Écriture sainte. Mais comment avez-vous pu renoncer à votre ancienne religion, si commode que vous en agissiez avec elle comme avec un gant, qu’on ôte et remet quand on veut ? Ai-je oublié que vous alliez porter exactement chaque mois votre conscience au confessionnal ? Mais à peine le prêtre l’avait-il bien lavée, vous étiez prêt à faire la plus infâme coquinerie qu’on puisse imaginer, comme l’enfant qui n’est jamais plus tenté de se rouler dans la boue que quand on vient de lui mettre sa belle jaquette des dimanches.

– Ne t’inquiète pas de ma conscience ; c’est une chose que tu ne peux comprendre, puisque tu n’en as jamais eu une à toi. Arrivons au fait, et apprends-moi, en un mot, quelle affaire tu as avec moi, et quel espoir t’a amené ici.

– L’espoir de me faire du bien, comme disait une vieille femme en se jetant par-dessus le pont de Kingston. Voyez cette bourse ; c’est tout ce qui me reste d’une somme ronde. Je vous trouve ici bien établi, à ce qu’il paraît, et bien appuyé, à ce que je pense ; car on sait que vous êtes sous une protection. Oui, on le sait, vous ne pouvez frétiller dans un filet sans qu’on vous voie à travers les mailles. Or, je sais qu’une telle protection ne s’accorde pas pour rien. Vous devez la payer par quelques services, et je viens vous offrir de vous aider à les rendre.

– Mais si je n’ai pas besoin de ton aide, Michel ? Il me semble que ta modestie doit regarder ce cas comme possible.

– C’est-à-dire que tu veux te charger de toute la besogne, afin de ne pas avoir à partager le salaire. Mais prends garde d’être trop avide ; la cupidité, en voulant amasser trop de grain dans un sac, le fait crever, et perd tout. Examine un chasseur qui veut tuer un cerf ; il prend avec lui non seulement le limier pour suivre la trace de la bête fauve, mais le chien courant pour l’atteindre. Ton patron doit avoir besoin des deux, et je puis lui devenir utile. Tu as une profonde sagacité, une ténacité infatigable et une malignité naturelle bien exercée qui surpasse la mienne. Mais moi, je suis le plus hardi et le plus vif dans les expédiens et dans l’action. Séparés l’un de l’autre, il manque quelque chose à l’un de nous ; réunis, rien ne peut nous résister. Eh bien ! qu’en dis-tu, chasserons-nous de compagnie ?

– C’est la proposition d’un chien hargneux que de vouloir se mêler de mes propres affaires. Mais tu as toujours été un chien mal dressé.

– À moins que tu ne refuses mon offre, tu n’auras pas lieu de parler ainsi. Au surplus fais ce que tu voudras ; mais songe que je t’aiderai dans tes entreprises ou que je les traverserai, car il me faut de la besogne, et j’en trouverai pour ou contre toi.

– Eh bien, puisque tu me laisses le choix, j’aime mieux être ton ami que ton ennemi. Tu ne te trompes pas ; je puis te procurer un patron assez puissant pour nous servir tous deux et une centaine d’autres ; et, pour dire la vérité, tu as tout ce qu’il faut pour lui être utile. Son service exige hardiesse et dextérité ; les registres de la justice rendent témoignage en ta faveur. – Il ne faut pas être arrêté par des scrupules : qui jamais t’a soupçonné d’avoir une conscience ? L’assurance est nécessaire pour suivre un courtisan : ton front est aussi impénétrable que s’il était couvert d’un casque de Milan. – Je ne voudrais de changement en toi que pour un seul point.

– Et quel est ce point, mon digne ami Tony ? parle, car je te jure par l’oreiller des sept dormans que je te donnerai satisfaction.

– En voilà effectivement une bonne preuve ! Je vous dirai que vos discours ne sont plus de mode.