Quoi ! tandis qu’il y a tant de braves Anglais en pays étrangers, vous qui semblez être un homme comme il faut, vous n’avez parmi eux ni ami ni parent ?
– Si vous parlez de parens, j’ai bien un mauvais brin de neveu qui est parti d’Angleterre la dernière année du règne de la reine Marie ; mais mieux le vaut perdu que retrouvé.
– Ne parlez pas ainsi, mon cher hôte, à moins que vous n’ayez appris de ses tours depuis peu. Plus d’un poulain fougueux est devenu un noble coursier. Comment le nommez-vous ?
– Michel Lambourne ; un fils de ma sœur. On n’a pas grand plaisir à se rappeler ce nom ni cette parenté.
– Michel Lambourne ! dit l’étranger feignant d’être frappé de ce nom. Quoi ! serait-ce le vaillant cavalier qui se comporta avec tant de bravoure au siège de Venloo que le comte Maurice lui fit des remerciemens à la tête de l’armée ? On le disait Anglais, et d’une naissance peu relevée.
– Ce ne peut pas être mon neveu, dit Gosling, car il n’avait pas plus de courage qu’une poule, à moins que ce ne fût pour le mal.
– La guerre fait trouver du courage, répliqua l’étranger.
– Je crois plutôt qu’elle lui aurait fait perdre le peu qu’il en avait.
– Le Michel Lambourne que j’ai connu était un garçon bien fait ; il aimait à être mis avec élégance, et avait l’œil d’un faucon pour découvrir une jolie fille.
– Notre Michel avait l’air d’un chien avec une bouteille pendue à la queue, et il portait un habit dont chaque haillon semblait dire adieu aux autres.
– Oh ! mais dans la guerre on ne manque pas de bons habits.
– Notre Michel en aurait plutôt escroqué un à la friperie, tandis que le marchand aurait eu le dos tourné ; et, quant à son œil de faucon, il était toujours fixé sur mes cuillères d’argent égarées. Il a passé trois mois dans cette pauvre maison ; il était chargé, en sous-ordre, du soin de la cave, et, grâce à ses erreurs et à ses mécomptes, à ce qu’il a bu et à ce qu’il a laissé perdre, s’il était resté trois mois de plus… j’aurais pu abattre l’enseigne, fermer la maison, et donner au diable la clef à garder.
– Et, malgré tout cela, mon cher hôte, vous seriez fâché d’apprendre que le pauvre Michel Lambourne eût été tué à la tête de son régiment, en attaquant une redoute près de Maëstricht ?
– Fâché ! Ce serait la meilleure nouvelle que j’en pourrais apprendre, puisqu’elle m’assurerait qu’il n’a pas été pendu : mais n’en parlons plus. Je crains bien que sa mort ne fasse jamais honneur à sa famille. Dans tous les cas, ajouta-t-il en se versant un verre de vin des Canaries, de tout mon cœur, que Dieu lui fasse paix !
– Pas si vite, mon hôte ; pas si vite. Ne craignez rien, votre neveu vous fera encore honneur, surtout si c’est le Michel Lambourne que j’ai connu, et que j’aime presque autant… ma foi, tout autant que moi-même. Ne pourriez-vous m’indiquer aucune marque qui pût me faire reconnaître si nos deux Michel sont la même personne ?
– Ma foi, aucune qu’il me souvienne, si ce n’est pourtant que mon Michel a été marqué sur l’épaule gauche pour avoir volé un gobelet d’argent à dame Snort d’Hogsditch.
– Pour le coup, vous mentez comme un coquin, mon oncle, dit l’étranger déboutonnant son gilet, entr’ouvrant sa chemise, et faisant sortir son épaule ; – de par Dieu ! ma peau est aussi saine et aussi entière que la vôtre.
– Quoi ! Michel ! s’écria l’hôte, est-ce véritablement toi ? Oh ! oui, je devais m’en douter depuis une demi-heure ; je ne connais personne qui puisse prendre la moitié tant d’intérêt à toi. Mais, Michel, si ta peau est saine et entière comme tu le dis, il faut que Goodman Thong, le bourreau, ait été bien indulgent, et qu’il ne t’ait touché qu’avec un fer froid.
– Allons, mon oncle, allons, trêve de plaisanteries. Gardez-les pour faire passer votre ale tournée, et voyons quel accueil cordial vous allez faire à un neveu qui a roulé dans le monde pendant dix-huit ans, qui a vu le soleil se lever où il se couche, et qui a voyagé jusqu’à ce que l’occident devînt l’orient pour lui.
– À ce que je vois, Michel, tu en as rapporté un des talens du voyageur, et bien certainement tu n’avais pas besoin de faire tant de chemin pour l’acquérir. Je me souviens qu’entre toutes tes bonnes qualités, tu avais celle de ne jamais dire un mot de vérité.
– Voyez-vous ce païen de mécréant, messieurs, dit Michel Lambourne en s’adressant à ceux qui étaient témoins de cette étrange entrevue de l’oncle et du neveu, et dont quelques uns, nés dans le village même, n’ignoraient pas les hauts faits de sa jeunesse ; c’est sans doute là ce qu’on appelle à Cumnor tuer le veau gras. Mais sachez, mon oncle, que je ne viens pas de garder les pourceaux. Je me soucie fort peu de votre accueil bon ou mauvais. Je porte avec moi de quoi me faire bien recevoir partout.
En parlant ainsi il tira une bourse assez bien remplie de pièces d’or dont la vue produisit un effet remarquable sur la compagnie. Quelques uns secouèrent la tête, et chuchotèrent entre eux ; deux ou trois des moins scrupuleux commencèrent à le reconnaître comme concitoyen et camarade d’école, tandis que d’autres personnages plus graves se levèrent, et sortirent de l’auberge en disant, entre eux à demi-voix que, si Giles Gosling voulait continuer à prospérer, il fallait qu’il chassât de chez lui le plus tôt possible son vaurien de neveu. Gosling se conduisit lui-même comme s’il partageait cette opinion, et même la vue de l’or fit sur le brave homme moins d’impression qu’elle n’en produit ordinairement sur un homme de sa profession.
– Mon neveu Michel, lui dit-il, mets ta bourse dans ta poche ; le fils de ma sœur n’a point d’écot à payer chez moi pour y souper ni pour y coucher une nuit ; car je suppose que tu n’as pas envie de rester plus long-temps dans un endroit où tu n’es que trop connu.
– Quant à cela, mon oncle, répondit le voyageur, je consulterai mon inclination et mes affaires. En attendant, je désire donner à souper à mes braves concitoyens, qui ne sont pas trop fiers pour se souvenir de Michel Lambourne. Si vous voulez me fournir un souper pour mon argent, soit ; sinon, il n’y a que deux minutes de chemin d’ici au Lièvre qui bat du tambour, et je me flatte que mes bons voisins voudront bien m’y accompagner.
– Non, Michel, non, lui dit son oncle ; comme dix-huit ans ont passé sur ta tête, et que je me flatte que tu as un peu amendé ta vie, tu ne quitteras pas ma maison à l’heure qu’il est, et tu auras tout ce que tu voudras raisonnablement demander ; mais je voudrais être sûr que cette bourse que tu viens d’étaler a été aussi légitimement gagnée qu’elle semble bien remplie.
– Entendez-vous l’infidèle, mes bons voisins ? dit Lambourne en s’adressant de nouveau à l’auditoire. Voilà un vieux coquin d’oncle qui veut remettre au jour les folies de son neveu, après qu’elles ont une vingtaine d’années de date. Quant à cet or, messieurs, j’ai été dans le pays où il croît, où l’on n’a que la peine de le ramasser ; j’ai été dans le Nouveau-Monde, mes amis, dans l’Eldorado, où les enfans jouent à la fossette avec des diamans, où les paysannes portent des colliers de rubis, et où les maisons sont couvertes de tuiles d’or, et les rues pavées en argent.
– Sur mon crédit, ami Michel, dit Laurent Goldthred, qui figurait au premier rang parmi les merciers d’Abingdon, ce serait un excellent pays pour y trafiquer. Combien rapporteraient les toiles, les rubans et les soieries, dans une contrée où l’or est si commun ?
– Un profit incalculable, répondit Lambourne, surtout si un jeune marchand bien tourné y portait sa pacotille lui-même ; car les dames de ce pays sont des égrillardes, et, comme elles sont un peu brûlées par le soleil, elles prennent feu comme de l’amadou quand elles voient un teint frais comme le tien, avec des cheveux tournant un peu sur le roux.
– Je voudrais bien pouvoir y commercer, dit le mercier avec un gros rire.
– Rien n’est plus facile, si tu le veux, dit Michel, et si tu es encore le gaillard déterminé qui m’aidas autrefois à voler des pommes dans le jardin de l’abbaye. Il ne faut qu’un procédé chimique fort simple pour transmuter ta maison et tes terres en argent comptant, et faire ensuite de cet argent un grand navire garni de voiles, d’ancres, de cordages et de tous ses agrès. Alors tu emmagasines toutes tes marchandises à fond de cale, tu mets à bord cinquante bons garçons, j’en prends le commandement ; nous mettons à la voile, et vogue la galère ! nous voilà en chemin pour le Nouveau-Monde.
– Tu lui apprends là un secret, mon neveu, dit Giles Gosling, pour transmuter, si c’est là le mot, ses livres en sous et ses toiles en fils. Écoutez l’avis d’un fou, voisin Goldthred. Ne tentez pas la mer, car c’est un élément qui dévore volontiers tout ce qui le cherche. Que les cartes et les femmes fassent de leur pire, les balles de votre père dureront un an ou deux avant que vous alliez à l’hôpital, mais la mer a un appétit insatiable ; en une matinée elle avalerait toutes les richesses de Lombard-Street{6} aussi aisément que j’avalerais un œuf poché ou un verre de bordeaux. Quant à l’Eldorado de Michel, ne vous fiez jamais à moi, s’il n’est pas vrai qu’il l’ait trouvé dans les poches de quelque oison de votre espèce. Allons, ne bourre pas ton nez de tabac pour cela ; assieds-toi, tu es le bienvenu : aussi bien, voilà le souper qui arrive, et j’y invite tous ceux qui voudront en prendre leur part, en l’honneur du retour d’un neveu si promettant, et dans l’espoir qu’il revient tout autre qu’il n’est parti.
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