Maintenant savez-vous quelles qualités on exige de celui qui est au service d’un courtisan ?

– Je crois qu’il doit avoir l’œil ouvert, la bouche fermée, la main prête à tout, l’esprit subtil, et une conscience intrépide.

– Et il y a sans doute long-temps que la tienne ne connaît plus la crainte ?

– Je ne me souviens pas qu’elle l’ait jamais connue ; dans ma première jeunesse, j’ai eu quelques scrupules ; mais le tumulte de la guerre en a dispersé une partie, et j’ai noyé le reste dans les vagues de l’Atlantique.

– Tu as donc servi dans les Indes ?

– Orientales et occidentales, sur terre et sur mer. J’ai servi le Portugal et l’Espagne, la Hollande et la France, et j’ai fait la guerre pour mon propre compte avec une troupe de braves, sur un brick fin voilier, qui au-delà de la ligne n’était en paix avec personne.

– Eh bien, tu peux te rendre utile à milord, ainsi qu’à moi-même. Mais prends-y garde, je connais le monde ; peux-tu être fidèle ?

– Si vous ne connaissiez pas le monde, je devrais répondre affirmativement, sans hésiter, et le jurer sur ma vie, sur mon honneur ; mais comme Votre Honneur paraît désirer une réponse dictée par la vérité plutôt que par la politique, je vous dirai que je puis vous être fidèle jusqu’au pied d’une potence ; fidèle jusqu’au nœud coulant de la corde, si je suis bien traité, bien payé : sinon, non.

– Et à toutes tes autres vertus, dit Varney d’un ton ironique, tu ajoutes sûrement l’heureuse faculté de pouvoir paraître grave et religieux au besoin ?

– Il ne m’en coûterait rien de vous le laisser croire ; mais pour vous répondre rondement, je dois vous dire non. S’il vous faut un hypocrite, adressez-vous à Tony Foster, qui depuis sa jeunesse est tourmenté par les visites de ce fantôme qu’on nomme religion, quoiqu’au bout du compte le diable n’y perde rien. Non, je ne suis pas de cette humeur.

– Eh bien ! si tu n’as pas d’hypocrisie, as-tu un bon cheval à l’écurie ?

– Je vous en réponds, un cheval qui franchira les haies et les fossés comme le meilleur cheval de chasse de Milord ? Duc. Quand je fis une petite escapade à Shoosters-Hill, en disant quelques mots sur la grande route à un fermier dont la poche était mieux garnie que le cerveau, il me tira d’affaire en quelques instans, en dépit de tous ceux qui me poursuivaient.

– Eh bien ! vite en selle, et suis-moi. Laisse ici tout ton bagage, et je vais te faire entrer au service d’un homme où si tu ne prospères pas ce ne sera pas la faute de la fortune, mais la tienne.

– On ne peut mieux ; de tout mon cœur : je suis prêt dans un instant. Holà ! hé, palefrenier ! qu’on selle mon cheval au plus vite, ou gare ta caboche ! Cicily, gentille Cicily ! viens me faire tes adieux, et que je te donne la moitié de ma bourse pour te consoler de mon absence.

– Par le nom de Gog{29}, s’écria Giles Gosling qui venait d’entendre ces préparatifs de départ, Cicily n’a que faire de tes présens. Bon voyage, et puisses-tu trouver la grâce quelque part, quoique, à dire vrai, je ne pense pas que tu ailles au pays où elle pousse.

– Fais-moi donc voir ta Cicily, mon hôte. On prétend que c’est une beauté, dit Varney.

– Une beauté brûlée par le soleil, en état de résister à la pluie et au vent, mais qui n’a rien qui puisse plaire à des galans comme vous, monsieur ; elle garde sa chambre, et ne s’expose pas aux regards des courtisans.

– À la bonne heure, mon cher hôte ; que la paix soit avec elle. Mais nos chevaux s’impatientent ; nous vous souhaitons le bonjour.

– Mon neveu s’en va donc avec vous, monsieur ?

– Telle est son intention, répondit Varney.

– Tu as raison, Michel, reprit Gosling, parfaitement raison. Tu as un bon cheval, maintenant prends garde au licou. Ou, si de toutes les manières de finir tes jours la corde est celle qui te convient le mieux, comme cela me paraît vraisemblable d’après le parti que tu prends, fais-moi le plaisir de choisir une potence le plus loin de Cumnor qu’il te sera possible.

Sans s’inquiéter des adieux de mauvais augure de Giles Gosling, l’écuyer du comte et Lambourne montèrent à cheval, et coururent avec tant de rapidité qu’ils ne purent reprendre leur conversation que lorsqu’ils eurent à gravir une montagne escarpée.

– Tu consens donc, dit Varney, à entrer au service d’un seigneur de la cour ?

– Oui, monsieur, si mes conditions vous conviennent.

– Et quelles sont ces conditions ?

– Si je dois avoir les yeux ouverts sur les intérêts de mon maître, il faut qu’il les ferme sur mes défauts.

– Pourvu qu’ils ne soient pas de nature à nuire à son service.

– C’est justice : ensuite si j’abats du gibier, je dois avoir les os à ronger.

– Rien de plus raisonnable. Pourvu que tes supérieurs soient servis avant toi.

– Fort bien. Il me reste à vous dire que, si j’ai quelque querelle avec la justice, mon maître doit m’aider à en sortir les mains nettes. C’est un point capital.

– C’est encore juste, pourvu que cette querelle ait eu pour cause le service de ton maître.

– Quant aux gages, dit Lambourne d’un air indifférent, je n’en parle point, parce que je compte vivre sur les profits secrets.

– Ne crains rien ; tu ne manqueras ni d’argent ni de moyens de te divertir. Tu vas dans une maison où l’or sort par les yeux, comme on dit.

– Cela me convient à ravir ; il ne s’agit plus que de m’apprendre le nom de mon maître.

– Je me nomme Richard Varney.

– Mais je veux dire le nom du noble lord au service duquel vous devez me faire entrer.

– Comment, misérable ! te crois-tu trop grand seigneur pour m’appeler ton maître ? Je te permets d’être impudent avec les autres ; mais songe bien qu’avec moi…

– Je demande pardon à Votre Honneur ; mais je vous ai vu si familier avec Tony Foster, avec lequel je suis si familier moi-même, que…

– Je vois que tu es un rusé coquin : écoute-moi. Il est vrai que je me propose de te faire entrer dans la maison d’un grand seigneur ; mais c’est moi qui te donnerai tous les ordres, c’est de moi que tu dépendras. Je suis son premier écuyer. Tu sauras bientôt son nom. C’est un homme qui gouverne l’État, qui porte tout le poids de l’administration.

– De par le ciel ! c’est un excellent talisman pour découvrir les trésors cachés.

– Quand on sait l’employer avec discrétion. Mais prends-y garde, car tu pourrais évoquer un démon qui te réduirait en atomes.

– Suffit. Je me renfermerai dans des bornes convenables.

Les deux voyageurs reprirent alors le galop, et arrivèrent bientôt au parc royal de Woodstock. Cet ancien domaine de la couronne était alors bien différent de ce qu’il avait été quand, résidence de la belle Rosemonde, il était le théâtre des amours secrètes et illicites de Henri II, et bien plus différent encore de ce qu’il est aujourd’hui que Blenheim-House retrace les victoires de Marlborough, et atteste le génie de Vanburgh, quoique décrié de son temps par des hommes d’un goût fort inférieur au sien. C’était, sous le règne d’Élisabeth, un vieux palais tombant en ruines, qui, depuis bien long-temps, n’avait pas été honoré de la présence du souverain, ce qui avait considérablement appauvri le village voisin. Cependant les habitans avaient présenté plusieurs pétitions à la reine pour la supplier de jeter parfois sur eux un regard de protection et de bonté, et tel était le motif ostensible qui avait conduit le comte à Woodstock.

Varney et Lambourne entrèrent sans cérémonie dans la cour du vieux château, qui offrait ce matin un air animé qu’on n’y avait pas vu depuis deux règnes. Les officiers de la maison du comte, ses domestiques en livrée, ses gardes, allaient et venaient avec tout le bruit ordinaire à leur profession. On entendait les hennissemens des chevaux et les aboiemens des chiens ; car le comte, chargé d’examiner l’état actuel de ce domaine, s’était fait suivre de tout ce qui lui était nécessaire pour goûter le plaisir de la chasse dans le parc, qu’on disait être le premier qui eût été entouré de murs en Angleterre, et dans lequel il se trouvait un grand nombre de daims, qui, depuis long-temps, y vivaient sans être troublés. Un grand nombre d’habitans, espérant que cette visite extraordinaire produirait un résultat favorable à leurs désirs, s’étaient rassemblés dans la cour, et attendaient que le grand homme fût visible. L’arrivée de Varney excita leur attention ; le bruit se répandit bientôt parmi eux que c’était le premier écuyer du comte, et ils cherchèrent à mériter ses bonnes grâces en se découvrant la tête, et en s’approchant avec empressement pour tenir la bride et l’étrier de son cheval et de celui de son compagnon.

– Éloignez-vous un peu, mes maîtres, leur dit Varney avec hauteur, et n’empêchez pas les domestiques de faire leur devoir.

Les villageois mortifiés se retirèrent, tandis que Lambourne, voulant copier les airs du premier écuyer, repoussait encore plus durement ceux qui l’entouraient.