– Bas les mains, paysans ! Au diable ! croyez-vous que nous manquions de domestiques pour nous servir ?
Ils donnèrent leurs chevaux à des gens en livrée, et entrèrent dans le château avec un air de supériorité que sa naissance et une longue habitude rendaient naturel à Varney, et que Lambourne tâchait d’imiter aussi bien qu’il lui était possible, tandis que les pauvres habitans de Woodstock se disaient bas les uns aux autres : – Que Dieu nous délivre de ces impudens ! Si le maître ressemble aux valets, que le diable les emporte tous ; il ne prendra que ce qui lui appartient.
– Silence, voisins ! dit le bailli, et mordez-vous la langue pour qu’elle ne dise pas de sottises. Avec le temps nous saurons tout. Personne ne sera jamais reçu à Woodstock avec autant de plaisir que l’était le fier roi Henry. Si par hasard il donnait à un paysan une volée de coups de houssine, il lui jetait ensuite à la tête une poignée de pièces d’argent à son effigie, et c’était le moyen de faire tout oublier.
– Puisse son âme être en paix ! dirent les paysans. Il se passera du temps avant que la reine Élisabeth nous distribue des coups de houssine.
– C’est ce qu’on ne peut savoir, répondit le bailli : patience, mes bons voisins ; et consolons-nous en songeant que nous méritons de recevoir de semblables faveurs de Sa Majesté.
Cependant Varney, suivi de son nouveau serviteur, entra dans l’antichambre, où des gens plus importans que ceux qui remplissaient la cour attendaient l’instant où se montrerait le comte. Tous firent la cour à Varney avec plus ou moins de déférence, suivant leur rang ou l’affaire qui les amenait au lever de son maître. À la question générale : – Quand milord paraîtra-t-il, M. Varney ? il répondit en peu de mots : – Ne voyez-vous pas mes bottes ? J’arrive d’Oxford ; je n’en sais rien. La même demande lui ayant été faite par un homme d’un rang plus élevé : – Je vais m’en informer du chambellan, sir Thomas Copely, répondit-il. Le chambellan, distingué par sa clef d’argent, dit que le comte n’attendait que l’arrivée de M. Varney pour descendre, mais qu’il voulait d’abord lui parler en particulier. Varney salua donc la compagnie, et en prit congé pour entrer dans l’appartement de son maître.
Il y eut pendant quelques minutes un murmure produit par l’attente, qui fit place au plus profond silence quand on vit s’ouvrir une porte à deux battans située au fond de l’appartement, et que le comte arriva, précédé de son chambellan, et de son majordome, et suivi de Richard Varney. Ses traits nobles et majestueux n’avaient rien de cette insolence qu’on lisait sur le front des courtisans qui composaient sa suite. Il proportionnait ses politesses au rang de ceux à qui il les adressait ; mais l’individu le plus obscur obtenait de lui un regard gracieux. Les questions qu’il fit sur l’état du château, et de ses dépendances, sur les avantages qui pouvaient résulter pour le village et les environs des voyages que la reine y ferait de temps en temps, semblaient prouver qu’il avait lu avec attention la pétition des habitans, et qu’il désirait leur être favorable.
– Maintenant, que le Seigneur le protège ! dit à demi-voix le bailli, qui était entré à la tête d’une députation des habitans ; voyez comme il a l’air pâle : je parierais qu’il a passé la nuit à lire notre mémoire. Maître Toughyarn, qui a été six mois à le rédiger, disait qu’il faudrait une semaine pour bien le comprendre, et il n’a pas fallu vingt-quatre heures au comte pour en extraire la quintessence.
Le comte les assura alors qu’il engagerait la reine à honorer quelquefois de sa présence son château royal de Woodstock, afin de faire jouir les habitans des environs des mêmes avantages qu’ils avaient eus sous le règne de ses prédécesseurs. En attendant, il était charmé d’être l’interprète de ses intentions favorables, et d’avoir à les informer que Sa Majesté, pour donner de l’encouragement, et de l’activité au commerce de Woodstock, avait résolu d’y établir un marché pour la laine.
Cette bonne nouvelle produisit des transports de joie, non seulement parmi les membres de la députation qui se trouvaient dans l’appartement, mais encore parmi les paysans rassemblés dans la cour, où elle ne tarda point à arriver. Les magistrats présentèrent au comte, en fléchissant le genou, les libertés et franchises de Woodstock, avec une bourse pleine de pièces d’or, qu’il donna sur-le-champ à Varney ; et celui-ci en remit une partie à Lambourne comme un avant-goût des profits que lui vaudrait son nouveau service.
Le comte et sa suite ne tardèrent pas à monter à cheval pour retourner à la cour, au milieu des cris d’allégresse de tous les habitans de Woodstock. On entendait de toutes parts : Vive la reine Élisabeth ! Vive le noble comte de Leicester ! L’urbanité du comte couvrait même d’un vernis de popularité les gens de sa suite, dont l’air hautain avait d’abord jeté du discrédit sur leur maître, et le cri de Vivent le comte et tous ceux qui lui sont attachés ! frappa les oreilles de Varney et de Lambourne, qui suivaient leur maître chacun à son rang.
CHAPITRE VIII.
L’hôte. – « Donnez-moi vos conseils, on les écoutera,
« Monsieur Fenton, et même on s’y conformera. »
SHAKSPEARE, les Femmes de Windsor.
Il devient indispensable de remonter au détail des circonstances qui accompagnèrent, ou pour mieux dire qui occasionnèrent la disparition soudaine de Tressilian de l’auberge de l’Ours Noir. Après sa rencontre avec Varney, il était retourné au caravansérail de Giles Gosling, où il s’était enfermé dans sa chambre, avait demandé papier, plumes et encre, et annoncé qu’il passerait la journée dans son appartement. Il reparut pourtant dans la soirée dans la grande salle, où Michel, qui avait surveillé avec soin tous ses mouvemens, suivant l’engagement qu’il en avait pris, tâcha de renouer connaissance avec lui en lui disant qu’il espérait qu’il ne conservait pas de rancune de l’affaire de la matinée.
Mais Tressilian repoussa fortement ses avances, quoique avec civilité. – M. Lambourne, lui dit-il, je crois que vous devez être satisfait de la manière dont je vous ai indemnisé du temps que je vous ai occupé. Sous le masque de simplicité grossière dont vous vous couvrez, je sais que vous avez assez de sens pour me comprendre quand je vous dis franchement que, l’objet que j’avais en vue se trouvant rempli, nous devons être désormais étrangers l’un pour l’autre.
– Voto a Dios ! s’écria Lambourne en relevant d’une main ses moustaches, et en portant l’autre sur la poignée de son sabre ; si je croyais que vous eussiez dessein de m’insulter…
– Vous auriez assez de discrétion pour le souffrir, comme c’est votre devoir dans tous les cas, répondit tranquillement Tressilian. Vous connaissez trop bien la distance qui nous sépare pour me demander une plus ample explication. Je vous souhaite le bonsoir.
À ces mots il lui tourna le dos, et se mit à causer avec l’aubergiste. Lambourne mourait d’envie de faire le rodomont, mais sa colère se borna à jurer entre les dents, et céda à l’influence qu’un homme d’un rang et d’un mérite supérieurs possède toujours sur des êtres de l’espèce d’un tel misérable. Il s’assit en silence d’un air boudeur dans un coin de la salle, occupé d’une manière marquée à suivre des yeux tous les mouvemens de Tressilian, contre qui il commençait à nourrir des projets de vengeance pour son propre compte, et il espérait pouvoir les accomplir en exécutant les ordres de Varney. L’heure du souper arriva, et quand il fut terminé, Tressilian se retira dans son appartement, et chacun en fit autant.
Il n’était pas couché depuis bien long-temps, quand le cours des réflexions qui l’occupaient, et qui remplaçaient pour lui le sommeil, fut interrompu tout-à-coup par le bruit que fit sa porte en roulant sur ses gonds, et par un faible rayon de lumière qui se répandit dans sa chambre. Brave comme l’acier, il sauta à bas de son lit, saisit son épée, et allait la tirer quand une voix lui dit : – Tout doux, M. Tressilian, tout doux ; c’est moi, c’est votre hôte, Giles Gosling.
Et en même temps, ouvrant la lanterne sourde, qui n’avait répandu jusqu’alors qu’une faible lueur, il fit reconnaître ses traits et sa figure de bonne humeur à Tressilian étonné.
– Que signifie ceci, M. Gosling ? Avez-vous aussi bien soupé que la nuit dernière ? Vous méprenez-vous de chambre, ou croyez-vous que celle d’un de vos hôtes soit un lieu convenable pour venir faire vos tours à minuit ?
– Je ne me trompe ni de lieu ni d’heure, M. Tressilian ; je connais l’un et l’autre aussi bien qu’aucun aubergiste d’Angleterre. Mais il y a d’une part mon pendard de neveu qui vous a guetté toute la soirée mieux que jamais chat n’a guetté une souris ; d’une autre vous avez eu une querelle, vous vous êtes battu, soit avec lui, soit avec quelque autre, et je crains qu’il n’en résulte quelque danger pour vous.
– Vous êtes fou, mon cher hôte ; votre neveu est au-dessous de mon ressentiment ; d’ailleurs, quelle raison avez-vous de croire que j’aie eu une querelle avec qui que ce soit ?
– Je l’ai vu à la couleur de vos joues quand vous êtes rentré, monsieur ; c’est un indice aussi sûr qu’il est certain que la conjonction de Mars avec Saturne porte malheur. Ensuite les boucles de votre ceinturon étaient placées de travers ; vous aviez l’air agité, vous marchiez d’un pas rapide : enfin, tout annonçait que votre main et la poignée de votre épée s’étaient caressées depuis peu.
– Hé bien, mon bon hôte, quand il serait vrai que j’eusse été obligé de tirer l’épée, pourquoi cette circonstance vous fait-elle sortir d’un lit bien chaud à une pareille heure ? vous voyez qu’aucun malheur n’en est résulté.
– Non, mais qui sait ce qui en résultera ? Tony Foster est un homme dangereux ; il a à la cour de puissantes protections qui l’ont tiré d’affaire en plus d’une occasion.
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