Voilà une troupe de bons vivans qui ne songent qu’à s’égayer ; ne froncez pas le sourcil en les voyant, comme le diable qui regarde au-dessus de Lincoln{9}.
– Vous parlez bien, mon digne hôte, dit l’étranger avec un sourire qui, tout mélancolique qu’il était, donnait une expression, très agréable à sa physionomie ; vous parlez bien, mon jovial ami, et ceux dont l’esprit se trouve dans la situation du mien ne doivent pas troubler par leur mélancolie la gaieté de ceux qui sont plus heureux. Je prendrai place de tout mon cœur avec vos convives plutôt que de passer pour un trouble-fête.
À ces mots il se leva pour joindre la compagnie, qui, encouragée par les préceptes et l’exemple de Michel Lambourne, et composée, pour la majeure partie, de gens disposés à profiter de l’occasion de faire un bon repas aux dépens de l’hôte, avait déjà fait une excursion hors des limites de la tempérance, comme on pouvait le voir d’après le ton avec lequel Michel demandait des nouvelles de ses anciennes connaissances, et d’après les éclats de rire qui suivaient chaque réponse. Giles Gosling lui-même se trouva un peu scandalisé de leurs bruyans ébats, d’autant plus qu’il sentait involontairement un certain respect pour son hôte inconnu. Il s’arrêta donc à quelque distance de la table autour de laquelle étaient assis ces joyeux convives, et commença une espèce d’apologie de leur conduite.
– À les entendre parler, dit-il, vous croiriez qu’il n’y en a pas un qui n’ait été habitué à faire le métier de la bourse ou la vie ; et cependant vous verrez demain que ce sont des artisans laborieux, des marchands aussi honnêtes qu’on peut l’être en mesurant une aune de drap trop courte d’un pouce, ou en payant sur un comptoir une lettre de change en couronnes un peu légères de poids. Celui que vous voyez avec son chapeau de travers sur des cheveux hérissés comme les poils d’un barbet, qui a son justaucorps débraillé, qui porte son habit tout d’un côté, et qui veut se donner l’air d’un vrai garnement, eh bien ! c’est un mercier d’Abingdon, qui, dans sa boutique, est, depuis la tête jusqu’aux pieds, aussi soigné dans sa mise que si c’était un lord-maire. Il parle de battre le grand chemin et de forcer la grille d’un parc, de manière à faire croire qu’il passe toutes les nuits sur la grande route de Hounslow à Londres{10}, tandis qu’il dort paisiblement sur un lit de plumes, une chandelle d’un côté et une Bible de l’autre pour chasser les esprits.
– Et votre neveu, mon hôte, ce Michel Lambourne qui est le roi de la fête, a-t-il aussi le désir de passer pour un tapageur ?
– Vous me serrez le bouton d’un peu près, monsieur ; mon neveu est mon neveu, et, quoiqu’il ait été un vrai enragé dans sa jeunesse, il peut s’être amendé comme tant d’autres, n’est-il pas vrai ? Je ne voudrais pas même que vous crussiez que tout ce que j’en disais tout à l’heure fût paroles d’Évangile. J’avais reconnu le gaillard, et je voulais mortifier un peu sa vanité. Mais à présent, sous quel nom dois-je présenter mon respectable hôte à la compagnie ?
– Sous le nom de Tressilian, s’il vous plaît.
– Tressilian ? c’est un nom qui sonne bien et qui vient, à ce que je crois, du comté de Cornouailles ; vous connaissez le proverbe :
By Pol, Tre and Pen
You may know the Cornish men.
Lorsque devant un nom on trouve Pol, Pen, Tré,
Qu’il vient de Cornouailles on peut être assuré.
Ainsi donc, dirai-je M. Tressilian de Cornouailles ?
– Ne dites que ce que je vous ai autorisé à dire, mon cher hôte, et vous serez sûr de ne dire que la vérité. Un homme peut avoir son nom précédé d’une de ces syllabes honorifiques, et être né bien loin du mont Saint-Michel{11}.
Giles Gosling ne poussa pas plus loin la curiosité, et présenta l’étranger, sous le nom de M. Tressilian, à son neveu et à ses amis ; et ceux-ci, après avoir bu à la santé du nouveau convive, reprirent la conversation assaisonnée de maintes rasades.
CHAPITRE II.
« Parlez-vous du jeune Lancelot ? »
SHAKSPEARE, le Marchand de Venise.
Après un léger intervalle, le mercier Goldthred, à la prière de l’hôte, appuyée par ses joyeux convives, régala la société des couplets suivans :
De tous les oiseaux de la terre
Le hibou seul me plaît, à moi !
Ce sage oiseau que je révère
Des francs ivrognes suit la loi.
Aussitôt que le jour s’efface.
On l’entend sortir de son trou,
Et chanter quelque temps qu’il fisse.
Buvons, amis, à l’honneur du hibou.
Que la paresseuse alouette,
Ne s’éveille que le matin !
Mon ami le hibou répète
Toute la nuit son vieux refrain.
Buvons avec persévérance,
Et chantons le sage hibou !
Si quelqu’un imposait silence,
Couvrons sa voix par le bruit des glou-glou.
– Parlez-moi de cela, camarades, s’écria Michel quand le marchand eut cessé de chanter ; voilà une chanson, et je vois qu’il reste encore du bon parmi vous ; mais quel chapelet vous m’avez défilé de tous mes anciens camarades ! je n’en trouve pas un au nom duquel ne s’attache quelque histoire de mauvais augure. Ainsi donc Swashing Will de Wallingford nous a souhaité le bonsoir.
– Oui, dit un de ses amis, il est mort, comme un daim, d’un coup d’arbalète que lui a tiré Thatcham, le vieux garde-chasse du duc, dans le parc de Donnington.
– Il avait toujours aimé la venaison, dit Michel, et il n’aimait pas moins la bouteille : c’est une raison de plus pour boire un coup à sa mémoire. Allons, mes amis, faites-moi raison.
Lorsqu’on eut rendu hommage au défunt, le verre à la main, Lambourne demanda ce qu’était devenu Prance de Padworth.
– Absent. – Immortel depuis dix ans, répondit le mercier. – Demandez pourquoi et comment à Goodman Thong, qui l’a décoré au château d’Oxford avec dix sous de corde.
– Quoi ! le pauvre Prance est mort en plein air, entre ciel et terre ! Voilà ce que c’est que d’aimer les promenades au clair de lune. Allons, à sa mémoire, camarades ! tous les bons vivans aiment le clair de lune. Et quelles nouvelles me donnerez-vous de Hal au long plumet, celui qui demeurait près d’Yattenden… ? J’oublie son nom.
– Quoi Hal Hempseed ? demanda le mercier. Vous devez vous rappeler qu’il se donnait des airs de gentilhomme, et qu’il voulait se mêler des affaires de l’État. Il s’est mis dans le bourbier avec le duc de Norfolk{12}, il y a deux ou trois ans, s’est enfui du pays ayant un mandat d’arrêt sur les talons, et depuis ce temps on n’en a point entendu parler.
– Après de tels désastres, dit Michel Lambourne, c’est tout au plus si j’ose prononcer le nom de Tony Foster. Au milieu d’une telle pluie de cordes, d’arbalètes et de mandats d’arrêt, il n’est guère possible qu’il se soit échappé.
– De quel Tony Foster veux-tu parler ? demanda l’aubergiste.
– Parbleu ! de celui qu’on appelait Tony Allume-Fagots{13}, parce qu’il avait apporté une lumière pour allumer le bûcher de Latimer et de Ridley{14}, quand, le vent ayant éteint la torche de Jack Thong{15}, personne ne voulait lui donner de feu pour la rallumer, ni pour amour ni pour argent.
– Ce Tony Foster vit et prospère, dit l’aubergiste. Mais, mon neveu, ne t’avise plus de le nommer Tony Allume-Fagots, je t’en avertis, à moins que tu ne veuilles faire connaissance avec sa dague.
– Comment ! il est honteux de ce surnom ? Je me souviens qu’il s’en faisait gloire. Il disait que voir rôtir un hérétique ou un bœuf, c’était la même chose pour lui.
– Sans doute, mon neveu, mais c’était bon du temps de la reine Marie, quand le père de Tony était ici l’intendant de l’abbé d’Abingdon ; mais depuis il a épousé une pure précisienne{16}, et je vous le garantis aussi bon protestant que personne au monde.
– Et il a pris un air important, dit Goldthred ; il marche la tête bien haute, et méprise ses anciens compagnons.
– Cela prouve assez qu’il a prospéré, dit Lambourne, Quand on a une fois de l’argent à soi, on ne se trouve pas volontiers sur le chemin de ceux dont la recette est dans la bourse des autres.
– Prospéré ! Vous souvenez-vous de Cumnor-Place, ce vieux manoir près du cimetière ?
– Si je m’en souviens ! à telles enseignes que j’ai volé trois fois tous les fruits du verger. Mais qu’importe ! c’était la résidence de l’abbé toutes les fois qu’il régnait une maladie épidémique à Abingdon.
– Oui, dit l’aubergiste, mais aujourd’hui c’est la demeure de Tony Foster, en vertu de la concession qui lui en a été faite par un grand de la cour à qui la couronne avait octroyé tous les biens de l’abbaye. C’est son château, et il ne fait pas plus d’attention aux pauvres habitans de Cumnor que s’il était devenu chevalier.
– Il ne faut pas croire, dit le mercier, que ce soit tout-à-fait par orgueil. Il y a une belle dame dans cette affaire, et Tony permet à peine à la lumière du jour de l’entrevoir.
– Comment, dit Tressilian, qui pour la première fois prit alors part à la conversation, ne venez-vous pas de nous dire que ce Foster était marié, et marié à une précisienne ?
– Sans doute, et à une précisienne rigoriste comme on n’en vit jamais. Tony et elle vivaient comme chien et chat, à ce qu’on dit. Mais elle est morte, laissons-la en paix ; et comme Tony n’a qu’un petit brin de fille, on pense qu’il a dessein d’épouser cette inconnue qui fait ici tant de bruit.
– Et pourquoi ? demanda Tressilian. Je veux dire pourquoi fait-elle tant de bruit ?
– Parce qu’on dit qu’elle est belle comme un ange, répondit Gosling ; parce que personne ne sait d’où elle vient, et qu’on voudrait savoir pourquoi elle est si étroitement renfermée. Quant à moi, je ne l’ai jamais aperçue ; mais je crois que vous l’avez vue, M. Goldthred ?
– Oui, mon vieux garçon ; c’était un jour que je venais à cheval d’Abingdon ici. Je passai sous la fenêtre cintrée du manoir, sur les vitraux de laquelle on a peint je ne sais combien de saints et de légendes. Je n’avais pas pris la route ordinaire, car j’avais traversé le parc. Trouvant que la porte n’en était fermée qu’au loquet, j’avais cru pouvoir user du privilège d’un ancien camarade, et passer par l’avenue, tant pour profiter de l’ombre des arbres, attendu qu’il faisait bien chaud, que pour éviter la poussière, parce que j’avais mon pourpoint couleur de pêche avec des galons d’or.
– Et que vous n’étiez pas fâché, dit Michel, de faire briller aux yeux d’une belle dame.
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