Je ne conçois pas quel plaisir on peut trouver au bruit, au tapage, à l’ivrognerie, aux querelles qui s’ensuivent, à la débauche et aux blasphèmes, quand on ne peut qu’y perdre au lieu d’y gagner : et cependant c’est comme cela qu’on a inutilement mangé plus d’un beau domaine, au grand détriment des aubergistes ; car qui diable voudra venir payer son écot à l’Ours-Noir, quand il peut s’asseoir gratis à la table de Milord ou à celle du Squire ?

La déclamation de notre hôte contre l’ivrognerie prouva à Tressilian que le vin avait fait quelque impression même sur le cerveau aguerri du digne Giles Gosling. Comme il s’était ménagé lui-même, il voulut profiter de la franchise qu’inspire le vin, pour tirer de l’aubergiste quelques nouveaux renseignemens relativement à Tony Foster et à la dame que le mercier avait vue chez lui ; mais ses questions n’aboutirent qu’à produire une nouvelle déclamation contre les ruses du beau sexe, dans laquelle Gosling appela toute la sagesse de Salomon au secours de la sienne. Enfin l’aubergiste dirigea son attention vers ses garçons, qui s’occupaient à desservir, leur donna des ordres, gronda ; et, voulant joindre l’exemple au précepte, ne réussit qu’à briser un plateau et une demi-douzaine de verres, en cherchant à leur montrer comment le service se faisait aux Trois-Grues, dans le Vintry, qui était alors la plus fameuse taverne de Londres. Cet accident le rappela si bien à lui-même, qu’il gagna sa chambre sur-le-champ, se mit au lit, dormit profondément, et se réveilla un nouvel homme le lendemain matin.

CHAPITRE III.

 

« Non, vous prêchez en vain ; je tiendrai la gageure ;

« Je ne recule point en pareille aventure.

« J’étais, en la faisant, dites-vous, un peu gris ?

« N’importe ! on fait à jeun ce qu’ivre on a promis.

La Table de jeu.

 

– Et comment va votre neveu, mon bon hôte ? dit Tressilian le lendemain matin, quand Giles Gosling descendit dans la grand’salle, théâtre de l’orgie de la veille. Est-il bien portant ? tient-il encore sa gageure ?

– Bien portant ! oh ! oui. Il a déjà couru pendant deux heures, monsieur, et visité je ne sais quels repaires de ses anciens camarades. Il vient de rentrer, et déjeune avec des œufs frais et du vin muscat. Quant à sa gageure, je vous conseille en ami de ne pas vous en mêler, ni de toute autre chose que puisse proposer Michel. Ainsi donc, vous ferez bien de prendre pour votre déjeuner un coulis chaud, qui donnera du ton à votre estomac, et de laisser mon neveu et M. Goldthred se tirer de leur gageure comme ils l’entendront.

– Il me semble, mon hôte, que vous ne savez trop comment vous devez parler de ce neveu, et que vous ne pouvez ni le blâmer ni le louer sans quelque reproche de conscience.

– Vous dites vrai, M. Tressilian. L’affection naturelle me dit à une oreille : Giles ! Giles ! pourquoi nuire à la réputation du fils de ta sœur ? pourquoi diffamer ton neveu ? pourquoi salir ton propre nid ? pourquoi déshonorer ton sang ? Mais arrive ensuite la justice qui me crie à l’autre oreille : Voici un hôte aussi respectable qu’il en vint jamais à l’Ours-Noir, un homme qui n’a jamais disputé sur son écot ; je le dis devant vous, M. Tressilian, et ce n’est pas que vous ayez jamais eu lieu de le faire ; – un voyageur qui, autant qu’on peut en juger, ne sait ni pourquoi il est venu, ni quand il s’en ira ; et toi qui es aubergiste ; toi qui, depuis trente ans, paies les taxes à Cumnor ; toi qui es en ce moment Headborough{17}, souffriras-tu que ce phénix des hôtes, des hommes et des voyageurs, tombe dans les filets de ton neveu, connu pour un vaurien, un chenapan, un brigand, qui vit grâce aux cartes et aux dés, un professeur des sept sciences damnables, si jamais personne y a pris ses degrés ? Non, de par le ciel ! Tu peux fermer les yeux quand il tend ses rets pour attraper une mouche comme Goldthred ; mais, pour le voyageur, il doit être prévenu, et, armé de tes conseils, s’il veut t’écouter, toi, son hôte fidèle…

– Eh bien ! mon bon hôte, vos avis ne seront pas méprisés ; mais je dois tenir dans cette gageure, puisque je me suis avancé jusque là. Donnez-moi pourtant, je vous prie, quelques renseignemens. Qui est ce Foster ? Que fait-il ? Pourquoi garde-t-il une femme avec tant de mystère ?

– En vérité, je ne puis ajouter que bien peu de choses à ce que vous avez appris hier. C’était un des Papistes de la reine Marie ; et aujourd’hui c’est un des Protestans de la reine Élisabeth. Il était vassal de l’abbé d’Abingdon, et maintenant il est maître d’un beau domaine qui appartenait à l’abbaye. Enfin il était pauvre, et il est devenu riche. On dit qu’il y a dans cette vieille maison des appartemens assez bien meublés pour être occupés par la reine ; que Dieu la protège ! Les uns pensent qu’il a trouvé un trésor dans le verger, les autres qu’il s’est donné au diable pour obtenir des richesses, quelques uns prétendent qu’il a volé toute l’argenterie cachée par le prieur dans la vieille abbaye lors de la réformation. Quoi qu’il en soit, il est riche, et Dieu, sa conscience et le diable peut-être, savent seuls comment il l’est devenu. Il a l’humeur sombre, et il a rompu toute liaison avec les habitans de la ville, comme s’il avait quelque étrange secret à garder, ou comme s’il se croyait pétri d’une autre argile que nous. Si Michel prétend renouer connaissance avec lui, je regarde comme très probable qu’ils auront une querelle, et je suis fâché que vous, mon digne M. Tressilian, vous songiez à accompagner mon neveu dans cette visite.

Tressilian lui répondit qu’il agirait avec la plus grande prudence, et qu’il ne fallait avoir aucune inquiétude relativement à lui. En un mot, il lui donna toutes ces assurances que ne manquent jamais de prodiguer ceux qui sont décidés à faire un acte de témérité en dépit des conseils de leurs amis.

Cependant il accepta l’invitation de son hôte, et il venait de finir l’excellent déjeuner qui lui avait été servi ainsi qu’à Gosling par la gentille Cicily, la beauté du comptoir, quand le héros de la soirée précédente, Michel Lambourne, entra dans l’appartement. Il avait donné quelques soins à sa toilette, car il avait quitté ses habits de voyage pour en prendre d’autres taillés d’après la mode la plus nouvelle ; et l’on remarquait une sorte de recherche dans tout son extérieur.

– Sur ma foi, mon oncle, dit-il, vous nous avez bien arrosés la nuit dernière ; mais je trouve le matin bien sec. Je vous ferai volontiers raison le verre à la main. Comment ! voilà ma jolie cousine Cicily ! je vous ai laissée au berceau, et je vous retrouve en corset de velours, aussi fraîche qu’aucune fille d’Angleterre. Reconnaissez un ami et un parent, Cicily, et approchez-vous pour que je vous embrasse et que je vous donne ma bénédiction.

– Un moment, un moment, mon neveu, dit Giles Gosling ; ne vous inquiétez pas de Cicily, et laissez-la songer à ses affaires ; quoique votre mère fût ma sœur, il ne s’ensuit pas que vous deviez être cousins.

– Quoi, mon oncle ! me prenez-vous pour un mécréant ? Croyez-vous que je voudrais oublier ce que je dois à ma famille ?

– Je ne dis rien de tout cela, Michel, mais j’aime à prendre mes précautions ; c’est mon humeur. Il est vrai que vous voilà aussi bien doré qu’un serpent qui vient de changer de peau au printemps ; mais, malgré cela, vous ne vous glisserez pas dans mon Éden ; je veillerai sur mon Ève ; comptez sur cela, Michel. Mais comme vous voilà brave ! en vous regardant, et en vous comparant avec M. Tressilian que voici, on croirait que vous êtes le gentilhomme, et que c’est lui qui est le neveu de l’aubergiste.

– Il n’y a que des gens de votre village, mon oncle, qui puissent parler ainsi, parce qu’ils n’en savent pas davantage. Je vous dirai, et peu m’importe qui m’entende, qu’il y a dans le véritable gentilhomme quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et qu’on ne peut atteindre sans être né dans cette condition. Je ne saurais dire en quoi cela consiste ; mais quoique je sache entrer dans une table d’hôte d’un air effronté, appeler les garçons en grondant, boire sec, jurer rondement, et jeter mon argent par les fenêtres, tout aussi bien qu’aucun des gentilshommes à éperons dorés et à plumet blanc qui s’y trouvent, du diable si je puis me donner leur tournure, quoique je l’aie essayé cent fois. Le maître de la maison me place au bas bout de la table, et me sert le dernier ; et le garçon me répond : On y va, l’ami, sans me témoigner ni égards ni respect. Mais que m’importe ? Je m’en moque, laissons les chats mourir de chagrin.