J’ai l’air assez noble pour damer le pion à Tony Foster, et assurément c’est tout ce qu’il me faut aujourd’hui.

– Vous tenez donc à votre projet d’aller rendre visite à votre ancienne connaissance ? dit Tressilian.

– Oui sans doute, répondit l’aventurier. Quand une gageure est faite, il faut la tenir jusqu’au bout. C’est une loi reconnue dans tout l’univers. Mais vous, monsieur, à moins que ma mémoire ne me trompe, et je conviens que je l’ai hier presque noyée dans le vin des Canaries, il me semble que vous risquez aussi quelque chose dans cette aventure.

– Je me propose de vous accompagner dans cette visite, répondit Tressilian, si vous consentez à m’accorder cette faveur, et j’ai déjà déposé entre les mains de notre digne hôte la moitié du montant de la gageure.

– C’est la vérité, dit Giles Gosling, et en nobles d’or dignes d’être échangés contre un excellent vin. Ainsi donc je vous, souhaite beaucoup de succès dans votre entreprise, puisque vous êtes déterminés à faire une visite à Tony Foster. Mais, croyez-moi, buvez encore un coup avant de partir, car je crois que vous aurez chez lui une réception un peu sèche ; et si vous vous trouvez exposés à quelque danger, n’ayez pas recours à vos armes, mais faites-m’en avertir, moi Giles Gosling, le constable de Cumnor : tout fier qu’est Tony, je puis encore être en état de le mettre à la raison.

Michel, en neveu soumis, obéit à son oncle en buvant une seconde rasade, et dit qu’il ne se trouvait jamais l’esprit si ouvert qu’après s’être bien rincé le gosier dans la matinée ; après quoi il partit avec Tressilian pour se rendre chez Tony Foster.

Le village de Cumnor est agréablement situé sur une colline ; dans un parc bien boisé qui en était voisin se trouvait l’ancien édifice qu’habitait alors Tony Foster, et dont les ruines existent peut-être encore. Ce parc était, à cette époque, rempli de grands arbres, et surtout de vieux chênes dont les rameaux gigantesques s’étendaient au-dessus des hautes murailles qui entouraient cette habitation, ce qui lui donnait un air sombre, retiré et monastique. On y entrait par une porte à deux battans, de forme antique, en bois de chêne très épais, et garnie de clous à grosses têtes, comme la porte d’une ville.

– Il ne sera pas très facile de prendre la place d’assaut, dit Lambourne en examinant la force de la porte, si l’humeur soupçonneuse du coquin refuse de nous l’ouvrir, comme cela est très possible si la sotte visite de notre mercier sans cervelle lui a donné de l’inquiétude. Mais non, ajouta-t-il en poussant la porte, qui céda au premier effort, elle nous invite à entrer, et nous voilà sur le terrain défendu, sans autres obstacles à vaincre, que la résistance passive d’une lourde porte de bois de chêne, qui tourne sur des gonds rouillés.

Ils étaient alors dans une avenue ombragée par de grands arbres, semblables à ceux dont nous venons de parler, et qui avait été autrefois bordée des deux côtés par une haie d’ifs et de houx. Mais ces arbustes, n’ayant pas été taillés depuis nombre d’années, avaient formé de grands buissons d’arbres nains dont les rameaux noirs et mélancoliques usurpaient alors le terrain de l’avenue qu’ils avaient jadis protégée comme un rideau. L’herbe y croissait partout, et dans deux ou trois endroits on y trouvait des amas de menu bois coupé dans le parc, et qu’on y avait placé pour le laisser sécher. Cette avenue était traversée par d’autres allées également obstruées par des broussailles, des ronces et de mauvaises herbes. Outre le sentiment pénible qu’on éprouve toujours quand on voit les nobles ouvrages de l’homme se détruire par suite de la négligence, et les marques de la vie sociale s’effacer graduellement par l’influence d’une végétation que l’art ne dirige plus, la taille immense des arbres et leurs branches touffues répandaient un air sombre sur cette scène, même quand le soleil était à son plus haut point, et produisaient une impression proportionnée sur l’esprit de ceux qui la voyaient. Michel Lambourne lui-même n’en fut pas exempt, quoiqu’il ne fût pas dans l’habitude de se laisser émouvoir par autre chose que ce qui s’adressait directement à ses passions.

– Ce bois est noir comme la gueule d’un loup, dit-il à Tressilian en s’avançant dans cette avenue solitaire, d’où l’on apercevait la façade de l’édifice monastique, avec ses fenêtres cintrées, ses murailles de briques, couvertes de lierre et d’autres plantes grimpantes, et ses hautes cheminées de pierre. – Et cependant, continua-t-il, je ne puis trop blâmer Foster ; car puisqu’il ne veut voir personne, il a raison de tenir son habitation en tel état qu’elle ne puisse inspirer l’envie d’y entrer à qui que ce soit. Mais, s’il était encore ce que je l’ai connu autrefois, il y a longtemps que ces grands chênes auraient garni les chantiers de quelque honnête marchand de bois ; les matériaux de cette maison auraient servi à en bâtir d’autres, tandis que Foster en aurait étalé le prix sur un vieux tapis vert, dans quelque recoin obscur des environs de White-Friars{18}.

– Était-il donc alors si dissipateur ? demanda Tressilian.

– Il n’était que ce que nous étions tous, ni saint ni économe. Mais ce qui me déplaisait le plus en lui, c’était qu’il n’aimait point à partager ses plaisirs. Il regrettait, comme on dit, chaque goutte d’eau qui ne passait point par son moulin. Il avalait solitairement des mesures de vin que je ne me serais pas engagé à boire avec l’aide du meilleur biberon du comté de Berks. Cette circonstance, jointe à un certain penchant qu’il avait naturellement pour la superstition, le rendait indigne de la société d’un bon compagnon. Aussi voyez-vous qu’il s’est enterré ici dans une tanière qui est précisément ce qu’il faut à un renard si sournois.

– Mais puisque l’humeur de votre ancien compagnon est si peu d’accord avec la vôtre, M. Lambourne, pourrais-je vous demander pourquoi vous semblez désirer de renouer connaissance avec lui ?

– Et puis-je vous demander en retour, M. Tressilian, quel motif vous a fait désirer de m’accompagner dans cette visite ?

– Je vous l’ai dit, lorsque j’ai pris part à la gageure, la curiosité…

– Vraiment ! et voilà comment vous autres gens civils et discrets vous nous traitez, nous qui vivons des ressources de notre génie. Si j’avais répondu à votre question en vous disant que je n’avais d’autres raisons que la curiosité pour aller voir mon ancien camarade Tony Foster, je suis sûr que vous auriez regardé ma réponse comme évasive, comme un tour de mon métier. Mais je suppose qu’il faut que je me contente de la vôtre.

– Et pourquoi la simple curiosité n’aurait-elle pas suffi pour me décider à faire cette promenade avec vous ?

– Satisfaites-vous, monsieur, satisfaites-vous ; mais ne croyez pas me donner le change si facilement. J’ai vécu trop long-temps avec les habiles du siècle pour qu’on me fasse avaler du son en place de farine. Vous avez de la naissance et de l’éducation, votre tournure le prouve ; vous avez l’habitude de la politesse, et vous jouissez d’une réputation honorable, vos manières l’attestent, et mon oncle en est garant. Cependant vous vous associez à une espèce de vaurien, comme on m’appelle ; et, me connaissant pour tel, vous devenez mon compagnon pour aller voir un autre garnement que vous ne connaissez pas ; et tout cela par curiosité. Allons donc ! si ce motif était pesé dans une bonne balance, on trouverait qu’il s’en faut de quelque chose qu’il n’ait le poids convenable.

– Si vos soupçons étaient justes, répondit Tressilian, vous ne m’avez pas montré assez de confiance pour attirer la mienne, ou pour la mériter.

– S’il ne s’agit que de cela, mes motifs sont à fleur d’eau. Tant que cet or durera, dit-il en tirant sa bourse de sa poche, la jetant en l’air, et la retenant avec la main dans sa chute, le plaisir ne me manquera pas ; mais quand il sera parti, il m’en faudra d’autre. Or si la dame mystérieuse de ce manoir, cette belle invisible de Tony Allume-Fagots, est un morceau aussi friand qu’on le dit, il n’est pas impossible qu’elle m’aide à changer mes nobles d’or en sous de cuivre ; et si Tony est un drôle aussi riche qu’on le prétend, le hasard peut faire aussi qu’il devienne pour moi la pierre philosophale, et qu’il change mes sous de cuivre en nobles d’or.

– Le double projet est bien imaginé, dit Tressilian ; mais je ne vois pas où est le moyen de l’accomplir.

– Ce ne sera pas aujourd’hui, peut-être pas même demain. Je ne m’attends pas à prendre le vieux routier dans mes pièges avant d’avoir préparé convenablement quelque appât.