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Depuis, trente-cinq ans se sont écoulés, et chaque année, à la date fatale, je vais sur le bord du Danube qui promène ses glaçons, demander pardon à Tincoutza de l’offense que je lui ai faite.

À vous aussi, Adrien, je vous demande pardon de l’offense que je vous ai faite…

*

Sur la route de X… entre deux champs de seigle, la charrette avec les trois hommes allait au trot.

Devant les yeux du cheval qui éternuait dans la fraîcheur matinale, l’étoile du berger étincelait sur la coupole empourprée du Levant.

Une alouette surgit du champ et monta comme une flèche vers le ciel. Stavro la suivit du regard jusqu’à ce qu’il la vît retomber comme un caillou ; les yeux fixés sur l’endroit où elle venait de disparaître, il chanta – dans cette langue universelle connue des hommes qui n’ont point de patrie, et sur cette mélodie qui ne s’écrit pas sur le papier :

 

Si j’étais une alouette,

Comme elle je foncerais dans l’azur ;

Mais je ne descendrais plus sur la terre,

Où les hommes sèment le blé,

Où les hommes fauchent le blé,

Où l’on sème et l’on fauche sans savoir pourquoi…

 

II
 
Kyra Kyralina
 

Dans le taillis où la charrette des trois forains s’était arrêtée pour le déjeuner de midi, Stavro se faisait tirer l’oreille par ses deux compagnons qui, depuis une heure, lui demandaient l’histoire de son enfance et celle de sa sœur, qu’il avait évoquée au commencement de son récit dans le grenier. Non pas qu’il n’aurait pas eu l’envie de raconter – car son état d’âme était tout disposé maintenant à cette lointaine évocation – mais il en est toujours ainsi quand on veut toucher aux écluses rouillées qui barrent le passage aux eaux du passé : il est bon de se faire un peu prier.

Étendus sur la mousse souple du boqueteau, ils en étaient aux cigarettes, pendant que le cheval broutait l’herbe et reniflait en faisant de petits pas autour d’eux. Stavro se leva, alla ramasser des branches sèches et alluma un feu ; et quand la braise fut prête, il chercha dans la voiture le matériel à faire le café, fit bouillir l’eau, et jeta dans l’ibrik{16} en cuivre le sucre et le café nécessaires. Après quoi, avec un talent de cafédgi{17}, il versa le liquide écumant et aromatique dans les trois tasses sans soucoupes, appelées félidganes{18}, servit, s’assit les jambes repliées à la mode turque et commença :

 

Je ne me souviens plus de la date, ni de l’âge exact que j’avais, à ce moment-là. Mais je sais que l’événement qui suivit de près le drame fut la guerre de Crimée.

Petit enfant, je me rappelle la dureté d’un père qui battait la mère, tous les jours, sans que je comprisse pourquoi. Ma mère manquait souvent à la maison, revenait et était battue, avant le départ et après l’arrivée. Je ne savais pas si on la maltraitait au départ pour la faire partir ou pour la retenir, ni, à l’arrivée, si c’était à cause de son absence ou pour qu’elle ne revînt plus.

Je me rappelle encore qu’en ce temps embrouillé, à côté du père, se tenait le frère premier-né et aussi dur que lui, tandis qu’auprès de ma mère se lamentait ma sœur Kyra, de quatre ans plus âgée que moi, et vers laquelle je me sentais attiré.

Peu à peu le brouillard se disperse, je grandis et commence à comprendre. Et je compris des choses curieuses… Je pouvais avoir entre huit et neuf ans ; ma sœur entre douze et treize, et si belle que je me tenais toute la journée près d’elle, pour la regarder de la tête aux pieds. Elle se parait, depuis le matin jusqu’au soir, et ma mère faisait de même, car elle était aussi belle que sa fille. D’une boîte en ébène, toutes deux devant leur glace, elles se maquillaient les yeux avec du kinorosse trempé dans l’huile, les sourcils avec un bout de bois de basilic à la pointe carbonisée, tandis que les lèvres et les pommettes, elles les coloraient avec du rouge de kîrmîz ainsi que les ongles.