Et quand cette longue opération était terminée, elles s’embrassaient, se disaient des mots tendres, et se mettaient à faire ma toilette. Puis, tous les trois, nous prenant les mains, nous dansions à la mode turque ou grecque, et nous nous embrassions. Ainsi, nous formions une famille à part…
Maintenant, le père et son fils aîné ne venaient plus tous les soirs à la maison. Ils étaient tous les deux charrons, les plus adroits et les plus recherchés de la région ; et leur atelier se trouvait, du côté opposé de la ville, dans le quartier Karakioï, tandis que nous habitions dans la Tchétatzoué. Entre nous et eux s’étendait toute la ville. La maison de Karakioï appartenait à mon père. Il avait là deux ouvriers apprentis, qu’il nourrissait et logeait, ainsi qu’une vieille domestique qui s’occupait de leur ménage. Ils étaient sept. Nous n’allions jamais là-bas, et je connaissais à peine l’atelier du père, qui me faisait peur. Dans la Tchétatzoué, on était chez ma mère, nous ne fichions rien de tout le jour, on s’amusait… L’hiver, on buvait du thé, l’été des sirops, et toute l’année on mangeait des cadaïfs, des saraïliés{19} on buvait du café, on fumait des narguilés, on se maquillait et on dansait… C’était une belle vie…
Oui, c’était une belle vie, sauf les jours où le père ou son fils ou bien les deux faisaient irruption au milieu de la fête et assommaient la mère, assenaient des coups de poing à Kyra, et me cassaient leur bâton sur la tête, car maintenant je faisais moi aussi partie de la danse. Comme nous parlions couramment le turc, ils appelaient les deux femmes des patchaouras{20} et moi, kitchouk pézévéngh{21}. Les deux malheureuses se jetaient aux pieds de leurs tyrans, leur enlaçaient les jambes et les priaient de ménager leurs visages :
– Pas sur le visage ! criaient-elles ; au nom du Seigneur et de la Sainte Vierge, ne frappez pas la figure !… Ne touchez pas aux yeux !… Pardon !…
Ah ! la figure, les yeux, la beauté de ces deux femmes !… Il n’en existait pas une qui eût pu leur tenir tête !… Elles avaient des cheveux d’or, et longs jusqu’aux jambes ; le teint blanc ; les sourcils, les cils et les prunelles noirs comme l’ébène. Car, sur l’arbre roumain, du côté de ma mère, trois races différentes s’étaient greffées : turque, russe et grecque, selon les occupants qui avaient dominé le pays dans le passé.
À l’âge de seize ans, ma mère mettait au monde son premier-né ; mais à l’heure où j’ouvris les yeux, personne n’aurait cru qu’elle était mère de trois enfants… Et cette femme qui était faite pour être caressée et embrassée, était battue jusqu’au sang. Cependant, si mon père ne lui prodiguait pas les caresses, ses amants la dédommageaient brillamment ; et je n’ai jamais su si, à l’origine, ce fut ma mère qui commença à tromper son mari et se fit battre, ou si ce fut mon père qui débuta par maltraiter sa femme et se fit tromper. En tout cas, la noce n’a jamais cessé chez nous, car les cris de plaisir alternaient avec les cris de douleur ; et à peine la raclée finissait que les rires éclataient sur les visages baignés de larmes.
Moi, je montais la garde, en mangeant des gâteaux, pendant que les courtisans – avec des manières, d’ailleurs, décentes – restaient assis à la turque sur le tapis, chantaient et faisaient danser les femmes, en leur jouant des airs orientaux sur une guitare accompagnée de castagnettes et d’un tambour de basque. Ma mère et Kyra, vêtues de soie et dévorées par le plaisir, exécutaient la danse du mouchoir, tournaient, pirouettaient, s’étourdissaient. Puis, la face enflammée par la chaleur, elles se jetaient sur de gros coussins, cachaient jambes et pieds dans leurs longues robes, et s’éventaient. On buvait des liqueurs fines et on brûlait des aromates. Les hommes étaient jeunes et beaux. Toujours des bruns, des noirs ; ils avaient une mise élégante, les moustaches pointues, la barbe très soignée ; et les cheveux, lisses ou frisés, exhalaient une forte odeur d’huile d’amande parfumée au musc. C’étaient des Turcs, des Grecs, et aussi, rarement, des Roumains, car la nationalité ne jouait aucun rôle, à condition que les amoureux fussent jeunes et beaux, délicats, discrets et pas trop pressés.
Ma situation était très ingrate… À personne je n’ai parlé jusqu’à ce moment-ci de ce que fut mon supplice d’alors.
Mon devoir était de veiller, assis sur le rebord de la fenêtre, et d’éviter toute surprise. Cela me plaisait bien, car je haïssais à mort les hommes de Karakioï qui nous battaient. Mais dans ma poitrine se livrait une lutte terrible entre mon devoir et ma jalousie.
J’étais jaloux, férocement jaloux.
La maison était située au fond d’une vaste cour entourée de murailles. Il y avait des fenêtres qui donnaient sur cette cour, et d’autres fenêtres, derrière, qui étaient suspendues au bord du plateau dominant le port. On ne pouvait pénétrer dans la maison que par la seule entrée de face ; mais pour se sauver, ma foi, on était moins difficile, et si le talus du plateau eût pu parler, que d’êtres n’avait-il pas vus dégringoler sur sa pente !…
Cramponné à la fenêtre, j’avais l’œil fixé sur la lanterne qui éclairait, toute la nuit, au-dessus de la porte, et l’oreille prête à entendre le bruit des gonds rouillés.
Mais je voulais avoir un œil également sur la fête de l’intérieur. Ma mère et Kyra étaient belles à vous rendre fou, dans leur corsage serré « à faire passer leur taille dans une bague », les seins bombés comme deux melons ; la riche chevelure défaite, répandue sur le dos et sur les épaules nues ; le front encerclé d’un ruban rouge écarlate, et les longs cils papillotant diaboliquement, comme pour attiser le jet de flammes de leurs yeux embrasés par le désir.
Souvent, dans leur course à plaire aux femmes, dans leur bavardage insensé, les invités se rendaient ridicules. C’est ainsi qu’un soir, un d’eux, voulant complimenter ma mère, dit que « les vieilles poules font la bonne soupe ». La pauvre femme, vexée, lui lança l’éventail à la tête, et pleura. Un autre invité se leva en colère, donna une tifla au maladroit et lui cracha au visage. Ils se prirent par le collet, chambardèrent la maison, renversèrent les narguilés.
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