Cela nous fit rire aux larmes. Pour faire la paix, ma mère leur donna l’accolade.

Mais ces accolades, ces baisers, lui étaient un moyen bon à récompenser des choses bien diverses. Pour une belle voix, un mot amusant, un beau jeu, elle donnait ses baisers ; et elle en faisait autant lorsqu’il fallait égayer un boudeur, effacer l’impression d’une parole blessante, calmer un furieux trop jaloux, payer la perplexité d’un sot.

Kyra, de son côté, excellait à sa façon. Très développée physiquement dès sa quatorzième année, elle passait pour avoir deux ans de plus. Étourdie et narquoise, avec son petit nez un peu rabattu, son menton saillant, les deux fossettes où le dieu de l’Amour avait planté deux grains de beauté presque symétriques, Kyra mécontentait ses amoureux et moi avec ses espiègleries, ses railleries, ses plaisanteries. Les premiers voulaient obtenir davantage ; et moi, je jugeais qu’elle leur donnait trop.

On appelait des moussafirs{22} les courtisans qui venaient chez nous. Et ces moussafirs lui baisaient les mains et les sandales, à tout propos. Elle allait les tirer par le nez ou par la barbe ; leur versait du sirop sur les charbons qui brûlaient par-dessus le toumbaki{23} des narguilés ; leur offrait à boire dans son verre et cassait le verre pour les vexer, mais revenait une minute pour appuyer le bout de sa chevelure sur la bouche de l’homme qu’elle venait de blesser…

Tout cela me mettait en rage, car j’aimais Kyra bien plus que ma mère… Je l’adorais et ne supportais aucune caresse qui vînt d’un autre que moi.

Je me rappelle qu’un soir, pour mettre le comble à ma jalousie, le nœud de sa sandale s’étant défait pendant la danse, elle alla poser son pied sur les genoux d’un moussafir et lui demanda de le rattacher. Vous comprenez quelle aubaine pour le veinard ! Il s’exécuta en allongeant autant que possible son plaisir, pendant que j’ouvrais des yeux de loup ; puis, le vilain se mit à lui tâtonner la cheville et même le mollet. Et elle… eh bien, elle ne disait rien, se laissait faire !… Alors, furieux, perdant la tête, je criai :

– Le père !… Sauvez-vous !…

En un clin d’œil, les deux moussafirs enjambèrent les fenêtres et disparurent dans le noir, roulant sur la pente du ravin. Un d’eux, un Grec, dans sa hâte, avait oublié son fez et sa guitare, que ma mère prit et lança par la fenêtre, pendant que Kyra cachait rapidement les deux narguilés qui étaient de trop.

Cette scène fut si amusante que moi, la colère passée, je fus saisi d’un accès de fou rire, tombai de l’embrasure, roulai sur le tapis, et devint violet par manque de respiration. Ma mère crut que j’étais vraiment fou de peur à cause de l’arrivée du père ; les pauvres femmes percèrent l’air de leurs cris épouvantés, oublièrent le père, le diable et se jetèrent sur moi, désespérées.

– Il n’y a pas de père !… pus-je enfin répondre ; mais j’étais fâché parce que Kyra s’est laissé tâter la jambe !… Et je me suis vengé !… Voilà !…

La joie les fit maintenant crier bien plus haut. Elles me tapotèrent durement les fesses, m’embrassèrent, et on se mit à sauter dans la chambre, contents d’en être quittes, elles avec la frousse, moi avec une petite correction doublée de caresses.

*

De cette façon, deux ou trois années s’écoulèrent encore, les seules de mon enfance dont le souvenir me reste précis. J’avais dans les onze ans ; Kyra, dans les quinze ; et d’elle, j’étais inséparable. Une volupté, que je jugeai plus tard, me tenait attaché à elle. Je la suivais partout, comme un chien, je l’épiais lorsqu’elle faisait sa toilette, j’embrassais les vêtements imprégnés de son odeur ; et la pauvre fille se défendait faiblement, tendrement, me croyait innocent, point dangereux. À vrai dire, je n’avais aucune intention précise, je ne savais pas ce que je voulais, je mourais de plaisir, et je m’étourdissais près d’elle.

Il faut dire aussi que, dans la maison de ma mère, on était dans l’enfer de l’amour. Tout était amour : les deux femmes, comme leurs amoureux, comme les toilettes, les liqueurs, les parfums, les chants et les danses. Même la fuite grotesque et dramatique des amoureux me semblait voluptueuse et passionnée. Il n’y avait que l’arrivée du père et notre passage à tabac qui étaient déplaisants et sans amour. Mais on les acceptait comme une rançon, la rançon du plaisir. Ma mère disait :

– Tout bonheur a son revers ; la vie même, nous la payons avec la mort… C’est pour cela qu’il faut la vivre. Vivez-la, mes enfants, selon vos goûts, et de façon à ne rien regretter, le jour du Jugement dernier.

Avec une telle « philosophie » pour guide, on se figure notre empressement à suivre, moi et Kyra, l’exemple de la mère. Ayant sa fortune personnelle mise entre les mains de ses frères, contrebandiers d’articles orientaux, elle se payait tout plaisir que son caprice exigeait, se faisait adorer, changeait d’amants, plus ou moins satisfaits, aussi souvent que de robes, se laissait rouer de coups par le père, en défendant de son mieux son visage, et passait promptement à une nouvelle distraction.

Elle avait même une certaine vertu : lorsqu’elle se savait trop fautive et craignait que la rage de son mari ne se déversât sur nous aussi, elle tenait la porte verrouillée jusqu’à ce que nous eussions sauté par les fenêtres ; puis ouvrait bravement et encaissait toute la somme, à elle seule.

De retour, quelques heures après, nous la trouvions allongée sur le sofa, la figure couverte de mie de pain blanc trempée dans du vin rouge, pour pomper les enflures et les bleus. Elle se levait en riant comme une folle ; et, la glace à la main, nous disait, en nous montrant sa face meurtrie :

– N’est-ce pas que ce n’est pas grand-chose ?… Dans deux jours il n’en restera plus trace… Et alors, nous inviterons des moussafirs !… Tant pis pour les coups !…

Nous nous inquiétions de son corps ; il devait être affreux à voir… Elle s’exclamait :

– Oh ! le corps !… Le corps ne se voit pas ! Et les meurtrissures guéries, les fêtes recommençaient de plus belle.

On ne faisait dans la maison aucune sorte de cuisine, car ma mère avait le cœur soulevé par l’odeur de l’oignon rôti. Elle était abonnée à une locanda{24} voisine, qui nous envoyait tout le nécessaire : soupes, mets, gâteaux, crèmes, dans des vases en cuivre étamé fournis par ma mère. Une blanchisseuse venait le lundi matin prendre le linge de la semaine et laisser celui qu’elle apportait propre. Avec le vieux Turc marchand de pommades et de drogues, c’était là tout le monde que je vis entrer dans la maison – à part les moussafirs naturellement, qui n’étaient pas toujours certains de sortir par où ils entraient ; à part, également, mon père et mon frère aîné qui étaient des « moussafirs non invités » et nous faisaient des visites bien désagréables. Comme, depuis environ deux ans, le père ne couchait plus chez maman, et ne venait que trois ou quatre fois par mois pour nous battre, la maison était tranquille.

Exemptes de souci domestique, les deux femmes passaient leur temps au repos, au bain, à la toilette, à la mangeaille, aux sirops, aux narguilés, et aux réceptions des « courtisans ». Elles n’oubliaient pas les prières non plus, mais n’allaient jamais à l’église ; et le temps sacrifié au bon Dieu était bien court.