C’est un autodidacte qui trouve la Sorbonne où il peut. Il vit, il rêve, il désire bien des choses. Plus tard, il osera dire que bien des choses sont mal faites par les hommes et par le Créateur. Je sais qu’il est très dangereux de contredire le Créateur ainsi que les hommes qui ne font pas de peinture en bâtiment ou de photo camelote sur la Promenade des Anglais ; mais vous dites, en France, qu’on ne peut pas contenter tout le monde et son père. J’espère, toutefois, qu’on pardonnera cette audace à Adrien. Car, conservant toute sa liberté, il se permettra une autre audace, celle d’aimer, et d’être, toujours, dans tous les pays, l’ami de tous les hommes qui ont du cœur. Il y en a peu, mais Adrien ne pense pas que l’humanité soit si vaste qu’on le croit.

En attendant son histoire, il ne fait en ce moment qu’écouter les histoires des autres. Écoutons avec lui, si vous le voulez bien.

Panaït Istrati.

I
 
Stavro
 

Adrien traversa, étourdi, le court boulevard de la Mère-de-Dieu, qui à Braïla, conduit de l’église du même nom au Jardin public. Arrivé à l’entrée du jardin, il s’arrêta, confus et dépité.

– Tout de même ! s’exclama-t-il à haute voix. Je ne suis plus un enfant !… Et je crois bien avoir le droit de comprendre la vie comme je la sens.

Il était six heures du soir. Jour de travail. Les allées du jardin étaient presque désertes vers les deux portes principales, et le soleil crépusculaire dorait le sable, pendant que les bosquets de lilas plongeaient dans l’ombre nocturne. Des chauves-souris voltigeaient en tous sens, comme désemparées. Les bancs alignés sur les chaussées étaient presque tous libres, sauf dans certaines encoignures discrètes du jardin où de jeunes couples se tenaient serrés et devenaient sérieux au passage des importuns. Adrien ne fit attention à aucun être humain qu’il croisa en chemin. Il aspirait, avide, l’air pur qui se levait du sable fraîchement arrosé, le mélange embaumé du parfum des fleurs et pensait à ce qu’il ne pouvait pas comprendre.

Il ne comprenait pas notamment l’opposition de sa mère au choix de ses relations, opposition qui venait d’éclater dans une violente discussion entre la mère et son fils unique. Adrien raisonnait :

« Pour elle, Mikhaïl est un étranger, un vaurien suspect, le domestique du pâtissier Kir Nicolas. Mais, quoi ?… Que suis-je, moi ?… Un peintre en bâtiment, et, en outre, un ancien domestique de ce même pâtissier !… Et si demain je vais dans un autre pays, devrai-je, nécessairement, par là, être considéré comme un vaurien ?… »

Irrité, il frappa le sol de sa semelle :

– Nom d’un tonnerre ! C’est une injustice révoltante pour le pauvre Mikhaïl. Moi j’aime cet homme, parce qu’il est plus intelligent que moi, plus instruit, et parce qu’il souffre la misère sans se plaindre. Comment ? S’il refuse de crier sur les toits son nom, son pays et le nombre des dents qui lui manquent, il n’est plus qu’un vaurien ?… Eh bien ! oui, je veux, moi, être l’ami de ce vaurien !… Et je me sens fort heureux de ça.

Adrien continua, machinalement, sa promenade, en même temps que la critique mentale de tout ce que sa mère lui avait dit ; et tout lui parut absurde :

« Et cette histoire de mariage ? Je n’ai que dix-huit ans, et elle pense déjà à me jeter une sotte sur le dos, une sotte et peut-être aussi une lapine, qui m’accablera de sa tendresse et transformera ma chambre en dépotoir !… Bon Dieu !… On dirait qu’il n’y a rien de plus intelligent à faire sur la terre que de pondre des petits imbéciles, remplir le monde d’esclaves et devenir soi-même le premier esclave de cette vermine ! Non, non !… J’aime mieux un ami comme Mikhaïl, fût-il dix fois suspect. Quant au reproche que je « tire les gens par la langue pour les faire parler », ma foi, je ne sais pas trop pourquoi j’aime « tirer les gens par la langue ». C’est que, peut-être, la lumière vient du parler des forts, à preuve Dieu, qui a dû parler pour que la Lumière s’ensuivît. »

Dans le calme de ce soir printanier, la sirène d’un bateau perça l’air de son sifflement strident et réveilla le jeune homme, en même temps qu’une bouffée odorante de rose et d’œillet le frappait.

Adrien s’engagea sur la grande promenade qui longe le bord du plateau et domine le port et le Danube. Un instant, il s’arrêta pour contempler les milliers de lampes électriques qui brillaient sur les bateaux ancrés dans le port, et sa poitrine se souleva dans un irrésistible désir de voyage :

– Seigneur ! Que ça doit être bon de se trouver sur un de ces paquebots qui glissent sur les mers et découvrent d’autres rivages, d’autres mondes !…

Chagriné de ne pouvoir pas se livrer à son désir, il se mit de nouveau, à marcher, tête basse ; puis il s’entendit appeler par-derrière :

– Adrien !…

Il se retourna. Sur un banc qu’il venait de dépasser, un homme restait assis, les jambes croisées, et fumait. Sa myopie et l’obscurité empêchèrent Adrien de le reconnaître. L’homme ne se leva pas, et Adrien s’approchait de lui, un peu contrarié, quand une exclamation de plaisir lui échappa :

– Stavro !…

Ils se serrèrent les mains et Adrien prit place à côté de l’autre.

Stavro, le marchand forain – plus communément appelé « le limonadier », à cause de la drogue qu’il vendait dans les foires – était le cousin au second degré de la mère d’Adrien, et une figure très connue autrefois dans les milieux gaillards des faubourgs ; elle est oubliée aujourd’hui, enterrée par les trente ans écoulés et par la méprise d’un scandale que son tempérament y occasionna à cette époque-là.

De taille un peu au-dessus de la moyenne, d’un blond fade, incolore, très maigre et très ridé ; ses yeux bleus et grands, tantôt francs et sincères, tantôt fripons et furtifs, selon la circonstance, exprimaient toute la vie de Stavro. Vie ballottée, cahotée par sa nature nomade et bizarre ; vie happée depuis l’âge de vingt-cinq ans par le triste engrenage de la société (mariage avec une fille riche, jolie et sentimentale) d’où il était sorti, une année plus tard, couvert de honte, le cœur massacré, le caractère faussé.

Adrien connaissait vaguement l’histoire. Sa mère, sans entrer dans les détails, la lui donnait en exemple d’une vie odieuse ; mais Adrien en tirait des conclusions tout à fait opposées ; et plus d’une fois, avec l’instinct qui était au fond de son être, il s’était penché sur Stavro comme sur un instrument de musique que l’on voudrait entendre résonner ; l’instrument s’y était refusé.

D’ailleurs ils ne s’étaient vus que trois ou quatre fois au plus, toujours dehors. La maison de la mère était fermée à Stavro, comme toutes les maisons honnêtes. Et puis, que pouvait-il dire, le forain inconsidéré, au gamin choyé, dorloté, accaparé ?

Stavro était un « blagueur » pour tout le monde, et il l’était en effet, il voulait l’être.