Dans son costume délabré et ramolli, même lorsqu’il était neuf ; avec son apparence de villageois citadin, la chemise non repassée, sans faux col ; avec son air de maquignon voleur, il se livrait à des parades de langage et de gestes qui amusaient les gens mais qui l’humiliaient et le déconsidéraient.
Il abordait ses connaissances, en pleine rue, par des sobriquets justes et comiques, jamais vexants. Beaucoup d’entre eux restèrent. Si quelqu’un lui plaisait, il l’emmenait au café, commandait un demi-litre de vin, et après avoir trinqué, sortait dans la cour « pour un besoin » et ne revenait plus. Et si une rencontre était de celles qui lui « tenaient la jambe », il lui disait vivement :
– Tel ami te demande dans tel café : cours vite !…
Mais ce qui enthousiasmait Adrien, c’étaient les têtes de tzirs{2} et les blagues à tabac de Stavro. Au cours d’une conversation, celui-ci sortait de sa poche une de ces petites têtes de poissons desséchées, à la gueule ouverte et aplatie, et il l’accrochait doucement au bas du veston de l’autre bavard. Le bonhomme partait et promenait dans la rue la tête qui lui mordait l’habit pour le plus grand amusement des passants.
Avec la blague à tabac c’était mieux. On sait qu’en Orient il est d’usage, pour qui désire rouler une cigarette, de demander leur tabatière aux gens avec lesquels on se trouve. Stavro ne manquait pas d’accoster les premiers venus ; mais sitôt qu’il s’était servi, au lieu de rendre la tabatière avec un remerciement, il la mettait dans sa poche, d’où, immédiatement, elle sortait par en bas et roulait à terre. Alors il se précipitait, la ramassait, l’essuyait, s’en excusait, et, voulant l’introduire dans la poche de son propriétaire, il la glissait à côté. La pauvre boîte qui était en métal nickelé ou en carton pressé, allait de nouveau sur le pavé !
– Ah ! que je suis maladroit !
– Il n’y a pas de mal, monsieur, répondait, habituellement, le mystifié, examinant son objet endommagé, pendant que les assistants se tordaient de rire.
Mais Stavro ne revoyait plus jamais les tabatières qu’il avait malmenées une fois.
Ainsi, Adrien avait commencé par aimer cet homme pour ses farces. Cependant, des choses étranges étaient venues le troubler et le rendre confus : parfois, en pleines rigolades et bêtises, Stavro, sérieux, se tournait vers Adrien et plongeait dans ses yeux un regard clair, tranquille et supérieur, comme nous faisons dans les bons et naïfs yeux d’un veau. Alors il se sentait diminué par ce forain, fasciné par cet illettré. Cela lui avait paru inexplicable, et il s’était mis à l’observer. Mais les occasions étaient rares. Le regard mystérieux et troublant qu’Adrien appelait secrètement « l’autre Stavro » apparaissait rarement, et rien que pour lui.
Toutefois un jour – (c’était dix mois avant la rencontre dans le jardin) accompagnant « le limonadier » chez son épicier – un Grec vieux et taciturne, qui lui fournissait le sucre et les citrons – il vit, soudain, apparaître « l’autre Stavro ». Adrien s’accrocha à ses yeux.
Rien qu’à eux trois, dans un coin du magasin peu éclairé, Stavro, tous les plis du visage supprimés, les traits adoucis, les yeux très ouverts, fixes et lumineux, regardait l’épicier à la mine bouffie et renfermée, et disait, timidement mais fermement, pendant que l’autre approuvait de la tête :
– Kir Margoulis… Ça va mal… Il ne fait pas chaud et la limonade ne se vend pas… Je mange mes économies et votre sucre… Donc, c’est compris ? Cette fois encore, je ne paie pas, hé ? Ce sera comme les autres fois : si je meurs, vous perdrez les dix francs.
Et le marchand, avare mais se connaissant en hommes, accordait le crédit, avec une poignée de main sèche comme sa vie.
Dehors, la marchandise sous le bras, Stavro se dépêchait de faire un calembour, de donner une tape à quelque vague connaissance, et de sauter sur une jambe :
– Je l’ai roulé, Adrien, je l’ai roulé ! glissait-il à l’oreille du jeune homme.
– Mais non, Stavro ! protestait Adrien ; tu ne l’as pas roulé : tu paieras !…
– Oui, Adrien, je paierai, si je ne meurs pas… Et si je meurs, le diable le paiera !…
– Si tu meurs… Ça c’est une autre affaire… Mais tu dis l’avoir roulé : cela signifierait que tu serais malhonnête…
– Peut-être que je le suis…
– Non, Stavro, tu veux me tromper ; tu n’es pas malhonnête !
Stavro s’arrêta brusquement, poussa son compagnon contre une palissade, et reprenant pour un instant son image, crainte et domination, souffla dans le nez d’Adrien :
– Oui, je suis malhonnête !… Malheureusement, Adrien, je suis très malhonnête !…
Et disant cela il voulut repartir ; mais Adrien, saisi d’une sorte de panique, l’empoigna par le revers de son veston, le retint et cria d’une voix étouffée :
– Stavro, reste ! Tu me diras maintenant la vérité !… Je vois deux hommes en toi ; lequel est le vrai ? le bon ? ou le fourbe ?
Stavro se débattit :
– Je ne sais pas !
Et s’arrachant brutalement des mains d’Adrien :
– Laisse-moi tranquille ! cria-t-il, fâché.
Puis, un peu plus loin, pensant avoir vexé le jeune homme, il ajouta :
– Je te le dirai quand tu n’auras plus le bec ourlé de jaune.
Depuis, ils ne s’étaient plus revus ; Stavro battait les foires entre mars et octobre, pendant l’hiver vendait des châtaignes grillées Dieu sait où. À Braïla, il ne venait que pour s’approvisionner.
*
Adrien fut aussi content de le rencontrer ce jour sur le banc du jardin, que les rivières doivent l’être de s’unir aux fleuves, et les fleuves de se disperser dans le sein des mers.
Stavro, contrairement à son habitude, fut peu loquace cette fois, et cela fit encore plus de plaisir à Adrien. Celui-ci examina cette figure dans la lumière jaunâtre du soir et la trouva semblable. Personne n’eût pu dire son âge avec une approximation acceptable. Cependant Adrien remarqua que, vers les tempes, le blond pâle des cheveux devenait blanc fumée.
– Qu’est-ce que tu as à me considérer comme ça ? demanda Stavro, agacé ; je ne suis pas à vendre.
– Je sais, mais je voudrais savoir si tu es encore jeune, ou déjà vieux.
– Je suis jeune et vieux, comme les moineaux…
– Ça c’est vrai : tu en es un moineau, Stavro !
Et après une petite pause :
– Tu ne veux pas ma blague pour me l’envoyer un peu par terre ? Cela te rappellera peut-être que je suis toujours curieux d’apprendre d’où tu viens, où tu vas, et comment vont les affaires.
– D’où je viens et où je vais, c’est peu important ; mais je veux te dire que mes affaires ne vont pas trop mal. Pourtant, je suis embêté en ce moment, mon poulain !
Et il donna une tape sur le genou d’Adrien.
– Cela t’arrive rarement, répliqua celui-ci ; et pourquoi es-tu embêté, vieux ? Sont-ils devenus rares les citrons ?
– Non, pas les citrons, mais les « voyous honnêtes » d’autrefois sont devenus rares.
– Voyous honnêtes ? s’exclama Adrien, ça c’est un paradoxe : les voyous ne peuvent pas être honnêtes !
– Tu crois ça ? Eh bien ! j’en connais plusieurs.
Stavro se plia sur ses cuisses et resta ainsi, fixant le sol. Adrien sentit qu’il parlait sérieusement et voulut en savoir plus long, mais il procéda prudemment :
– Pourrais-tu me dire pour quelle besogne il te faut un pareil voyou ?
– Pour m’accompagner à la foire de S…, jeudi prochain. À vrai dire, ce n’est pas pour moi, mais c’est comme si ça l’était… Tu sais que j’ai l’habitude, dans les foires, de me placer à côté d’un pâtissier qui fait des crêpes. Les pays mangent, prennent soif, et je suis là pour la limonade ; au besoin, une poignée de sel dans la pâte à crêpes… (Tu vois bien que je suis malhonnête !…) Eh bien, j’ai le pâtissier, c’est Kir Nicolas…
– Kir Nicolas ! sursauta Adrien.
– …Votre voisin, ton ancien patron. Mais voici le chiendent : il ne peut pas laisser son four et venir à la foire. Donc, il lui faut un « voyou honnête » pour accompagner son domestique Mikhaïl et ramasser les sous pendant que l’autre rôtira ses crêpes dans l’huile. Voilà deux jours que je cherche le « voyou honnête ».
Et Stavro conclut gravement, tristement :
– De plus en plus Braïla devient pauvre en hommes !
Adrien se sentit traversé par une décharge. Il se leva debout devant « le limonadier » et dit :
– Stavro ! Suis-je digne d’être cet honnête voyou que tu cherches ?
Le forain leva la tête :
– Sans blague ?…
– Parole de voyou honnête ! Je vous accompagne !
Stavro bondit comme un chimpanzé et cria :
– Donne ta patte, fils d’une amoureuse roumaine et d’un aventurier céphalonite !… Tu es un digne descendant de tes ancêtres…
– Qu’est-ce que tu en sais, de mes ancêtres ?
– Oh ! sûrement, ils doivent avoir été de grands voyous !
Disant cela, « le limonadier » embrassa le peintre, puis, le prenant par le bras, il l’entraîna avec lui :
– Vite chez Nicolas, lui annoncer la bonne nouvelle !… On part, au plus tard, demain dimanche, au soir, pour se trouver à S… mardi matin et prendre un bon emplacement. Il y a une journée et deux nuits de charrette ; le cheval va au pas ou au trot, selon ses forces et la qualité du vin qu’on rencontre dans les auberges.
*
L’apparition du maître des foires et de son « poulain » occasionna une âpre discussion dans la pâtisserie. Kir Nicolas comprit aux hurlements de Stavro qu’il s’agissait d’une acquisition ; Stavro débita en turc une tirade à perdre haleine.
1 comment