Les dernières ont fait de moi un homme pauvre, tandis que ces gens ne voyaient autre chose que ce que leur égoïsme leur commandait. Le résultat a été que nous nous sommes cassé la tête sur un mur ; mais le plus à plaindre a été moi.
Je n’aurais pas voulu demander la main de Tincoutza avant d’être certain qu’un commencement de guérison se fît sentir dans ma nature ; mais un autre prétendant prit les devants et mit en danger ma situation. L’intéressée cria haut qu’elle ne voulait pas se marier avec un autre que moi, alors le père me demanda ce que j’en pensais.
Ce que je pensais ? L’idée seule du mariage me jetait dans toutes les terreurs de l’enfer !… Je ne pus rien répondre… Je fus évasif, confus… Tincoutza, offensée dans son orgueil, versa des larmes qui m’arrachèrent les entrailles. Le père attribua ma confusion à ce que je n’étais pas « un homme riche », et me consola en disant :
– Vous le serez un jour en travaillant ici !
Avez-vous entendu ? Ils croyaient que c’était la fortune que je cherchais dans leur maison.
Ainsi, le gouffre approchait, et j’allai droit à lui : je demandai la main de Tincoutza. Elle jubila, la maison se réveilla de sa léthargie, moi, je me sentais perdu. Les jours qui suivirent la demande en mariage ressemblèrent aux derniers instants d’un condamné à mort. Tincoutza était ravie :
– C’est l’émotion qui vous aplatit comme ça ? me dit-elle un jour ; comme je suis heureuse !
Pauvre fille !
Pour m’étourdir, je blaguais du matin au soir ; mais on s’aperçut bien que ce n’était pas comme avant, et le soir des fiançailles je fus à un doigt de m’évanouir. La parenté présente en fut très intriguée ; et, ainsi que ma fiancée, ils mirent mon trouble sur le compte de l’émotion. On me poussa à parler, on me pria de raconter. Je fouillai mon cerveau et ne trouvai rien. Mais le prêtre qui avait échangé les bagues, après avoir récité le souhait de l’Église, me suggéra une anecdote.
Il est question du travail des champs, et le pope se plaignait que ses ouvriers se moquaient de lui, allant trop lentement. Je dis, pour amorcer mon histoire :
– Si vous voulez les faire travailler plus vite, il n’y a qu’un moyen, père.
– Lequel, mon fils ?
– C’est de jurer fort, jurer comme un surugiu{12} !
– Ah ! nous ne pouvons pas jurer : c’est un péché.
– Oui, c’est un péché, évidemment, approuvai-je, mais il a été absous par l’archevêque de Bucarest pour toute circonstance où l’on ne peut pas faire autrement.
Le pope prit un air sceptique, mais les assistants crièrent :
– Comment ? Dites, comment ? Racontez !
– Eh bien, voici comment : un jour, l’archevêque de Bucarest devait se rendre dans une ville où sa présence était nécessaire à une cérémonie officielle. On fit venir la meilleure diligence, et Sa Sainteté monta. Mais le surugiu de la voiture en fut très mécontent, malgré le pourboire alléchant qui l’attendait : c’est que, ainsi que nous savons tous, un surugiu ne peut pas conduire les chevaux sans jurer. Pour lui, tourner le fouet en l’air et jurer, c’est plus inexorable que le pourboire même, et le surugiu de l’archevêque ne démentait pas son nom. Craignant les foudres du grand prélat, le pauvre homme se mordit les lèvres et conduisit tant bien que mal pendant trois heures de chemin, mais, arrivant au passage d’un gué, il arrêta net. Suffoqué et rouge de colère comme une écrevisse cuite, il abandonna les rênes de ses quatre chevaux et attendit, décidé à réclamer son droit à tout prix. L’archevêque s’impatienta et, au bout de quelque temps, sortit la tête par la portière, demandant la cause de l’arrêt. Le surugiu ôta son bonnet et expliqua humblement :
« – C’est que, voyez-vous, Très Haute Sainteté, les chevaux sont habitués aux jurons du surugiu et comme je ne puis pas jurer, vu Votre Sainte Présence, ils ne me reconnaissent plus et refusent de mordre dans le gué.
« L’archevêque recommanda :
« – Criez-leur, mon fils : « Hi ! hi ! braves chevaux !… »
« Le surugiu, malin, répéta du bout des lèvres :
« Hi ! hi ! braves chevaux !… » Mais les bêtes ne mordirent pas.
« – Il n’y a pas d’autres moyens que les jurons pour les faire partir ? interrogea Sa Sainteté, perdant toute patience.
« – Non, Saint-Père, je vous le dis : les chevaux ne marchent qu’avec de l’avoine et des jurons !…
« – Eh bien ! répondit le métropolite, jurez alors et je vous absous du péché !
« Le surugiu bondit de son siège, attrapa les rênes, claqua de son interminable fouet et cria d’une voix à effrayer les morts : Hi ! hi ! hi !… Sacrées babouches de la Vierge !… Toutes les saintes icônes !… Les quatorze Évangiles !… Soixante sacrements !… Douze apôtres et quarante martyrs de l’Église !… Hi !… hi ! hi !… Braves chevaux, nom de Dieu et du Saint-Esprit !…
« La diligence vola le gué comme une hirondelle. Sur l’autre rive, l’archevêque sortit de nouveau la tête, et dit au conducteur, qui le regardait d’un air triomphant :
« – C’est épatant comme vos chevaux sont dressés, mais vous devez manquer d’instruction religieuse : il n’y a pas quatorze Évangiles, mais quatre ; et point soixante sacrements, mais seulement sept.
« – Vous avez raison, Saint-Père, et je le savais, moi aussi ; cependant, voyez-vous : quatre et sept sont des chiffres trop brefs pour pouvoir jurer comme il faut ; et alors, nous, cochers, faisons de notre mieux pour arranger la religion et l’accommoder aux nécessités professionnelles. »
Cette anecdote, par l’hilarité qu’elle produisit, mit le pope dans l’embarras et moi plus à mon aise. Tincoutza était radieuse et fière de moi.
Ah ! pourquoi les choses n’en sont-elles pas restées là ? Ou pourquoi ne me suis-je pas sauvé avant le drame ? Car le drame, long, interminable, arriva trois semaines après – trois semaines de torture peu connue et peu croyable, quand chaque baiser que je recevais de ma fiancée me semblait un conseil de prendre mes jambes à mon cou et d’aller me perdre dans le monde : ce drame débuta avec la noce.
Maintenant je suis arrivé au monstrueux forfait qui brisa ma vie et celle de l’innocente Tincoutza ; je suis arrivé, mon brave Mikhaïl, à votre perversion, à votre violence, au vice, à toutes les malédictions que des brutes marchant sur deux pattes pratiquent sous la forme de mœurs, de coutumes, de traditions – empoisonnant la vie et tyrannisant des innocents ; car, aussi bien que ma chaste fiancée, moi aussi j’étais un innocent, dans mon cas maladif.
Vous ne savez peut-être pas, Mikhaïl, de quoi il s’agit. Vous ne savez pas que, chez nous, lors de la fête nuptiale, des femmes de la famille et même des femmes étrangères envahissent la chambre à coucher des jeunes époux quelques heures après leur retraite, les chassent dans une autre, et fouillent le lit conjugal pour y trouver la preuve irréfutable de la chasteté de la jeune épouse, preuve qu’elles portent parfois en triomphe pour la montrer aux invités qui banquètent dans la salle à côté. J’ai vu mieux que ça : j’ai vu cet étendard porté au bout d’une perche, sur la route de Pétroï à Cazassou, entouré d’une bande de possédées qui ululaient autour de leur scabreux trophée ; elles étaient accompagnées d’un tzigane raclant du violon, et allaient, à l’aube d’un lundi, porter « l’eau-de-vie rouge » à l’heureuse mère de la malheureuse vierge.
Connaissez-vous, Mikhaïl, quelque chose de plus barbare et de plus abominable ? Y a-t-il de la perversion ou de la perversité, du viol ou de la violence, du vice ou du sadisme qui soient plus inhumains, plus cruels et plus inouïs que cette joie, ce spectacle, ce procédé malfaisant et honteux ?…
Moi, je savais… Je connaissais tout cela quand le jour de noce vint. Non seulement ces mœurs écœurantes m’avaient toujours révolté ; mais à l’heure dangereuse où mes sens me trahissaient si piteusement, il était pour moi d’un intérêt vital d’écarter, de repousser au diable cette mascarade funeste.
J’appelai le père et la tante et je leur parlai. Le père, tout en aimant cette répugnante coutume, ne fut pas trop catégorique, mais la vieille soutint mordicus qu’elle devait être respectée, comme étant une tradition de la nation, gardienne de l’honneur.
Nous en restâmes là, et la noce partit, par un bel après-midi de dimanche, avec le faste de l’époque, vers l’église : tout le monde à pied, sauf les deux cavaliers qui ouvraient le chemin ; venait ensuite le porteur des deux immenses cierges de Moscou couchés sur un gros plateau en argent ciselé, incrusté d’or ; puis, toute la société. Au sortir de l’église, les cavaliers reprirent les devants, déchargeant leurs pistolets, faisant flotter en l’air les longues serviettes nouées à leurs bras, et danser les chevaux aux crinières parées de rubans et tramées d’argent. Sur le plateau il y avait maintenant le pain et le sel de tradition. Immédiatement après, je me traînais, grelottant de peur et de misère, le cierge à la main et Tincoutza au bras ; elle, heureuse sous l’amas de la parure qui la cachait entièrement. Derrière nous, la noce, tout cela abasourdi par douze musiciens jouant de quatre instruments : violons, cobza, clarinette et cornet à piston. Sur le parcours, des femmes qui revenaient de la fontaine versaient l’eau de leurs cofas{13} sous les pas de la noce, souhait d’abondance.
Et le soir, l’heure fatidique sonna pour moi.
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