Puis, fort de la confiance des trois gogos, je répondis longuement que mes affaires allaient mal depuis deux ans, faute d’un capital important. Là, encore, je ne mentais qu’à moitié, car, c’était vrai ; si j’avais pu disposer d’une forte somme !… Le meilleur commerce de cette époque était la cuivrerie étrangère. La réponse colla, vu que je n’avais jamais dit que j’étais riche.
Mais la joie de mon cœur était l’attachement de la belle Tincoutza. Elle était la seule qui me comprît et m’aimât, la seule qui me fît tenir bon et espérer, dans cette maison de désespoir.
Homme libre et qui n’adorais point l’argent, habitué à respirer les grands courants de la vie qui balançaient les miasmes de la nature, je ne m’attardais dans cette maison – où tout était vicié par l’égoïsme et la bêtise – que pour celle qui aspirait de toutes ses forces à la liberté.
Souvent nous restions presque seuls. On fermait le magasin avec l’arrivée de la nuit. La tante allait se coucher ; elle se levait tôt. Et, alors – près du père (dont on ne savait, sinon d’après ses gémissements, quand il dormait et quand il était éveillé) – Tincoutza, penchée sur sa broderie, me disait, avec une œillade qui me glaçait le sang :
– Racontez-moi quelque chose, monsieur Isvoranu : quelque chose de triste…
Le père criait :
– Non pas triste ! Cela me barbe…
– Bien, alors quelque chose de gai, ajoutait-elle, mélancolique.
– Je vous raconterai quelque chose qui soit pour tous les goûts, disais-je.
« L’an passé, je me trouvais avec de la marchandise dans une foire sur la Jalomitza{9}. Vous savez que, dans une foire, être bien avec tout le monde c’est une conduite sage. On fait vite des connaissances et on les défait aussi vite, mais un forain risque de se rencontrer avec un autre forain plus souvent qu’un mort avec le pope qui l’a enterré…
– Tiens, ça c’est malin, grommelait le vieux.
– Je me conformais donc à cette ligne de conduite, et voici ce qui m’est arrivé ce jour-là. Je connaissais depuis peu de temps un forain appelé Trandafir, un tzigane qui prétendait vendre des colliers de rassade, mais en réalité courait les dupes qui se laissaient prendre à un jeu à trois cartes qu’on appelle : Voici le roi, où est le roi ? Pour tout dire, Trandafir était un voyou. Mais ce voyou m’intéressait. Avec ses colliers enfilés sur le bras, il venait s’appuyer contre mon étalage, fumait sa pipe sans rien dire et crachait jusqu’à ce que, dégoûté, je l’eusse chassé. Alors il se mêlait à la foule en criant : « Colliers ! colliers ! » Mais ses yeux fouillaient les têtes des paysans propres à devenir les clients de son jeu, et celui qui y entrait sortait les poches vides. Voulant lui faire gagner sa vie plus honnêtement, je lui avais proposé, une fois, de changer de métier :
« – Quoi ? m’a-t-il répondu ; tu peux me faire ton associé ?
« – Non, dis-je, je ne peux pas te faire mon associé, mais je peux te faire salepgdi. On gagne bien.
« – Oh ! fit-il ; on gagne bien ! Ton salep ne me fera jamais gagner assez pour que je puisse, tous les six mois, ajouter un nouveau ducat au collier de ducats impériaux de ma belle Miranda, et alors, mon vieux, elle s’en ira chez un autre, car, vois-tu, l’amour est volage !…
« Je convins qu’il avait raison : le salep ne rapporte pas des ducats, tandis que ses « trois cartes »… eh bien ! ses « trois cartes » lui rapportèrent, le jour dont je parle, cinq ducats de douze francs, en moins d’un après-midi. Mais voilà que ces ducats vinrent, cette fois-ci, accompagnés d’une histoire bien amusante : le jeune paysan dépouillé de son avoir ne voulait plus lâcher Trandafir, et tous les deux, après une course folle à attrape-moi à travers champs, arrivèrent devant moi pour me prendre comme arbitre.
« Le paysan disait :
« – S’il ne veut pas me rendre mon argent, alors qu’il m’apprenne son métier ; oui, son métier ; je ferai comme lui.
« Trandafir levait les épaules :
« – Il est fou, ce cojane{10} ! Quelle béléa, quelle béléa{11}.
« – Non, mon vieux, disait l’autre ; l’argent, mon argent, ou ton métier ! Ça ne vaut pas la peine d’être honnête ; je ferai comme toi !
« – Mais tu n’es pas plus honnête que moi, criait Trandafir ; tu as voulu gagner mon argent : j’ai été plus malin et j’ai gagné le tien, voilà tout.
« – Oui, convint le paysan, je n’ai pas été beaucoup plus honnête que toi ; pour cela je te laisse un ducat : donne-moi les quatre autres. Sinon, je me jette dans la Jalomitza, et c’est un péché… J’ai à la maison une femme jeune et seule… Nous nous sommes pris d’amour… Et les cinq ducats étaient tout l’avoir qui pendait à son collier. Je les avais pris pour acheter deux chevaux et labourer la terre…
« Trandafir sauta comme brûlé au fer rouge :
« – Comment ? Imbécile, tu enlèves les ducats de ta femme pour acheter des chevaux ? Ah ! tu ne mérites pas d’avoir une femme avec un collier de ducats !
« – Mais que faire ? se lamentait le jeune homme.
« – Que faire ? hurla le tzigane, eh bien, aller les voler à trois lieues de ton pays et laisser les ducats au cou de ta femme !
« Et s’adressant à moi, Trandafir me dit :
« – As-tu jamais vu un Roumain aussi bête que celui-ci ?…
« Disant cela, il devint pensif, fuma et cracha. Le paysan pleurait dans ses mains. Alors j’ai vu ceci : Trandafir se tourna vers le jeune homme, lui fit tomber les mains et, vite comme l’éclair, lui appliqua deux gifles.
« – Pourquoi me bats-tu ? cria le giflé.
« – Parce que tu es bête… Je n’aime pas les hommes qui pleurent, répondit le tzigane roulant ses yeux de charbon comme un diable. Maintenant, voici les cinq ducats et rentre cette nuit dans ton pays, mais tiens-toi à une portée de fusil hors du village, sur la grand-route à l’aube ; je t’amènerai les deux chevaux et je te donnerai encore deux gifles… C’est pour t’apprendre une autre fois à ne plus toucher au collier de ducats d’une belle femme autrement que pour en ajouter.
« Six mois après cette aventure, je rencontre Trandafir sur la route de Nazîru. Il était à cheval, moi en voiture. En nous croisant, je lui demande :
« – As-tu tenu ta parole, Trandafir ?
« – Oui, me répondit-il ; je lui ai donné les deux chevaux et les deux gifles. »
*
Pendant que je racontais, le père s’était endormi, mais Tincoutza était plus émue que jamais. Ce fut alors que je me vis, pour la première fois de ma vie, seul devant une belle fille qui me regardait avec des yeux amoureux, humides, étincelants. Se penchant vers moi, elle me prit la main et dit d’une voix plus mélodieuse que les cordes du violon :
– Dites, monsieur Isvoranu : pourriez-vous aimer comme le tzigane Trandafir ?…
Je ne saurais pas vous dire si sa main me brûla ou me glaça, mais je sais que je fus pris d’une panique soudaine, ma tête tourna comme si je tombais d’un toit, et, sans plus, j’attrapai mon chapeau et me sauvai.
Elle avait pris cela pour une plaisanterie de ma part et rit fort en me voyant le lendemain. Mais moi j’étais désolé : ma peur de me trouver seul avec une femme se manifestait plus violemment que jamais. Tout l’espoir que j’avais mis dans le salut d’une intimité de plusieurs mois s’évanouissait ; je restais, bel et bien, l’homme à l’âme estropiée.
Cependant, comme on fait avec les chevaux qui craignent le feu, je me mis à croire qu’à force de me promener la flamme sous le nez, je finirais par ne plus avoir peur d’elle. Et qui sait ? Que connaissons-nous de la nature humaine ? Moins que les bêtes !… Peut-être si j’avais eu le loisir de mater mes sens pervertis et d’apprivoiser mes instincts devenus sauvages, aurais-je réussi à retrouver l’équilibre. Mais pour cela il m’aurait fallu la bienveillance des hommes et le concours des circonstances. Ni les premiers ni les secondes n’ont accepté de sauver un homme.
1 comment