Lui et moi nous retrouverons à 18 h 45 à l’August Inn de Haddam, avant de repartir pour Sea-Clift, trajet pendant lequel je ferai part de mes « impressions », sans mettre de gants, je remplirai les cases vides, je ferai les comptes et tout deviendra parfaitement clair. Mike pense que j’ai un « truc avec les gens », point qui fait débat parmi ceux qui m’ont aimé. Notre stratagème, bien entendu, est du genre simple, susceptible de convaincre n’importe qui, et peut ensuite échouer, quelles que soient les bonnes intentions de chacun. Pour cette raison même, j’y vais en toute sincérité, mais je m’attends à un succès limité, voire à aucun succès du tout.
Je n’ai encore rien dit jusqu’à présent de mes projets pour Thanksgiving, à peine à deux jours de là maintenant, et cela inclut mes deux enfants. Ma réticence en la matière a peut-être à voir avec le fait que j’ai organisé des événements délibérément non spectaculaires – en rapport avec ma condition physique non spectaculaire – afin de concilier au mieux les emplois du temps de chacun, les horloges biologiques, les zones de confort et d’espace vital, tout en offrant un décor agréablement neutre (ma maison de Sea-Clift) pour un joyeux moment en famille sans le moindre conflit. J’ai à l’idée que, mon projet n’ayant rien d’ambitieux, les vacances ne vont pas tourner à l’appréhension, à la consternation ni à la rage, poussant les gens à fuir la maison et à se précipiter de nouveau sur l’autoroute, avant même le coucher du soleil. Thanksgiving devrait être la fête à usages multiples, susceptible de plaire au laïc comme au religieux, de s’accommoder à un mariage, un baptême, un enterrement, un anniversaire de premier rendez-vous, un séjour au ski un peu tôt dans la saison, un nouvel épisode romantique. Souvent, les choses ne se passent tout simplement pas comme ça.
Comme chacun le sait, le « concept » de Thanksgiving a été au départ imposé au président Lincoln, que la guerre avait épuisé, par un prototype de la femme à poigne, rédactrice en chef de l’équivalent du Ladies’ Home Journal au dix-neuvième siècle, dans la perspective d’accroître les abonnements. Et même si on peut soutenir que cette fête commémore d’anciens rites de fécondité et la Grande-Mère-Qui-Est-Dans-La-Terre, elle a en fait toujours honoré des soldes monstres, des ventes massives à bas prix – à moins d’être un Indien Wampanoag, auquel cas c’est la célébration d’une tromperie, d’un génocide et de l’indifférence de l’homme à l’égard de qui possède quoi.
Thanksgiving annonce aussi, bien entendu, le début de la sinistre période des fêtes, vallée des cœurs brisés et des espérances vaines, période au cours de laquelle on enregistre plus de suicides réussis, d’abandons, de violences conjugales, de vols de voiture, de coups de feu et d’interventions chirurgicales d’urgence en vingt-quatre heures qu’à n’importe quel autre moment de l’année, si ce n’est le lendemain du Super Bowl. Les jours sont de plus en plus éphémères. Personne ne s’habitue à l’absence de lumière. Nombreuses sont les âmes qui achètent un billet pour n’importe où, simplement pour être en mouvement. L’inquiétude et une conscience de soi inopportune rendent l’atmosphère irrespirable. Curieusement, c’est une période formidable pour vendre des maisons. Le besoin de racheter une mauvaise conduite maritale, de se montrer circonspect vis-à-vis du calendrier fiscal ou d’offrir à la famille un séjour de ski longtemps différé à Mount Pisgah – tout cela rend les gens impatients d’acheter. Il n’y a plus vraiment de morte-saison pour la vente de maisons. Les maisons se vendent, que vous le vouliez ou non.
Dans mon état d’esprit actuel, je serais parfaitement heureux de laisser tomber Noël et son frangin débile du nouvel an, et de passer l’année écoulée par pertes et profits, en buvant tranquillement un cocktail devant le Sony. Je dirais qu’un des dividendes sous-estimés du divorce est que toutes ces ignobles festivités habituelles peuvent désormais être évitées. Quelqu’un qui n’y est pas contraint ne pensera jamais à voir les gens qu’il disait souhaiter voir autrefois, sans jamais l’avoir vraiment souhaité.
Et cependant Thanksgiving ne sera pas ignoré. Les Américains sont programmés pour avoir à remercier de quelque chose. Notre esprit national se nourrit de cette gratitude inventée. Même si tante Bella est dans le coma dans une maison de santé à Ruckusville dans l’Alabama, nous « devons » tout de même nous assurer qu’elle a de la viande blanche, de la sauce, et qu’elle est pleine de gratitude, de gratitude, de gratitude. Après tout, nous le sommes bien – ne serait-ce que de ne pas être dans ses pantoufles.
Et il est grossier de ne pas laisser l’esprit s’amplifier – si c’est possible – puisque si peu est en jeu. Organiser, inventer, séduire – courir le risque d’être joyeux. Bien que, au cours du processus, il faille contourner les sombres allées de la spiritualité et les culs-de-sac de l’émotivité, apaiser les flambées des tempéraments et les sanglots des êtres chers. Faites le plein de sommeil. Laissez la télé allumée (les Lions et les Pats jouent à midi). Avalez de la vitamine B et faites plusieurs marches sur la plage. Ne prenez aucune décision plus sérieuse que le déjeuner. Profitez du soleil autant que vous le pouvez.
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