Quel merdier ! » Les bouddhistes n’emploient pas de gros mots, mais dire des gros mots en anglais lui fait plaisir parce que ça n’a pas de sens pour lui, c’est drôle et ça n’est pas non vertueux. Il me regarde avec cet air rusé, un peu secret, que nous avons adopté pour communiquer. Il ne s’intéresse pas réellement au suicide. Une portion significative du vrai Mike est peut-être maintenant passée au-delà du bouddhiste désintéressé pour devenir le citoyen-agent immobilier du New Jersey. « Au cours de ta vie, tu vas passer six années et demie dans ta voiture », dit-il en s’engageant sur la voie de gauche qui passe sous le pont de la Parkway. Toutes les voitures prennent cette direction à présent. « La moitié de la population américaine vit à moins de quatre-vingts kilomètres de la mer.
— Je dirais que la plupart d’entre eux sont ici avec nous, aujourd’hui.
— C’est bon pour les affaires », réplique-t-il. Et on ne saurait dire plus vrai.
Sur les routes normales, ce n’est jamais le merdier, où que nous allions. Et je m’intéresse toujours à ce qui est nouveau, à ce qui est abandonné, à ce qui est imminent, à ce qui ne sera jamais.
La Route 37 (après nous être trompés en tournant sur la 530, avoir rattrapé le coup en passant par la 539, avant de foncer tout droit en direction de Cream Ridge) offre des perspectives rares pour un observateur consciencieux. Les deux précédentes années de sécheresse ont porté un coup dur aux pinèdes plates, sablonneuses et broussailleuses du New Jersey, qui avaient déjà été abandonnées par les promoteurs de lotissements à la recherche de meilleurs endroits. Des vestiges de centres commerciaux à allée unique défilent de temps à autre, avec une seule boutique encore en activité. Des gens de passage y ont abandonné des amoncellements de bouteilles de Budweiser autour des nombreuses poubelles, ainsi que des éviers, des machines à laver, des fours à micro-ondes, des quantités impressionnantes de Kleenex froissés et des pyramides de batteries de voiture défuntes. Des affiches au pochoir rouge sont clouées sur les chênes du bord de la route, annonçant des batailles de paintball, depuis longtemps oubliées, dans les pins (nous sommes dans le périmètre de Fort Dix). Au tournant de Collier’s Mills Wildlife Management Area, une pancarte annonce une VRAIE VILLE DE L’OUEST – EXPOSITION DE MASTODONTES ET TOBOGGANS AQUATIQUES. Quelques voitures, des Plymouth vertes sous leur croûte de poussière et une Chevy Nova complètement rouillée, avec À VENDRE au blanc d’Espagne sur les pare-brise, sont alignées sur le bas-côté desséché, à la lisière de la forêt. Un sex-shop pour solitaires est à moitié caché par les arbres, en dépit d’une enseigne clignotante rouge et jaune sur le toit, dans l’attente de quiconque est venu pour abandonner son chien mais éprouve tout à coup l’envie d’un truc un peu dégueulasse. La White Citizen’s Action Alliance a « adopté » cette portion de la route. La seule voiture que nous croisons est un Hummer de l’armée, conduit par un soldat casqué et en tenue de camouflage.
Bien que tout ait l’air abandonné, de temps en temps, derrière les pins, apparaissent des lotissements de maisons de style ranch, aux couleurs pastel délavées par la pluie, le long de rues sinueuses avec leurs bouches d’incendie, leurs trottoirs et leurs pylônes électriques en place. La plupart de ces résidences ont leurs fenêtres et leurs portes d’entrée couvertes de contreplaqué, avec un DÉFENSE D’ENTRER peint à la bombe, l’extérieur ayant pris la couleur grise d’un navire, les fondations enfoncées dans l’herbe qui ne vit plus. Il n’est pas certain qu’elles aient été autrefois habitées ou bien abandonnées toutes neuves. Même si j’aperçois dans Paramount Drive, une de ces rues sinueuses qui débouchent sur la route, deux garçons – douze ans environ –, côte à côte sur l’asphalte désert. L’un assis sur une bicyclette de cross, l’autre debout. Ils parlent pendant qu’un chien au pelage ébouriffé, assis près d’eux, les surveille. La maison rose devant laquelle ils se trouvent dispose d’une rampe pour chaise roulante, mais elle est délabrée. Toutes les fenêtres sont brisées. Pas de voitures en vue, pas de poubelles, pas d’équipements pour le recyclage.
En somme, cette partie de la Route 37 est idéale pour tomber sur des centaines de capotes, tirer à la 22 long rifle, boire deux cents bières, rouler vite, balancer un vieux moteur ou un paquet de pneus neige, ou encore un cadavre. Ou pour figurer, bien entendu, dans les statistiques de suicides – ce dont je ne parle pas à Mike, qui est penché en avant et ne prête absolument aucune attention au paysage. Il pourrait tout aussi bien voyager dans le temps, même s’il allume la radio, une fois, à dix heures, pour les informations. Il s’inquiète, je le sais, de ce que Gore pourrait faire passer à la cour suprême de Floride, mais il n’y fait pas allusion et reprend en silence sa répétition du rendez-vous dans le comté de Montmorency, rumine sur la possibilité d’échanger l’innocence que lui vaut son appartenance à une minorité contre l’opportunité de jouer gros jeu – n’importe quel Américain de souche n’y réfléchirait pas à deux fois.
Le plan pour la matinée, c’est que, une fois le contact établi avec le promoteur immobilier de Mike – sur le site du champ de maïs qu’on lui a proposé –, je fasse une expertise du personnage. Puis Mike et lui fileront quelque part pour un déjeuner d’affaires, cartes sur table, et ensuite une petite conversation privée au cours de laquelle Mike écoutera le topo, le regardera droit dans les yeux et tentera de faire sa propre évaluation cosmique.
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