Le pouvez-vous ? Certainement quelques-uns, me disais-je, alors que l’Atlantique, lascif et étonnamment glacial, montait lentement le long de mes cuisses, le sable crémeux et plat sous mes orteils, mes parties pendantes commençant à se rétracter dans un mouvement de panique, sûrement quelques-uns glissent et tombent paisiblement par-dessus le tableau arrière de bateaux de plaisance (comme le poète est censé l’avoir fait), ou bien nagent trop loin au large, un soir, jusqu’à ce que la terre disparaisse comme dans un rêve. Mais ils ne disent probablement pas : « Hou la, oh oh, merde, ohé. Je suis dans un sale merdier maintenant, non ? » Franchement, j’aimerais savoir ce qu’ils disent, nom de Dieu, en attendant dans l’antichambre de la mort, les feux du bateau qui s’éloigne devenant de plus en plus faibles, l’eau de plus en plus froide, plus agitée que prévu. Peut-être qu’ils sont un peu surpris par eux-mêmes, par la façon dont les événements peuvent soudain paraître définitifs. Même si, à ce moment-là, il n’y a plus grand-chose qu’ils puissent foutre de l’information.

Mais ce n’est pas pour eux une surprise en tant que telle. Et alors que j’avançais, de l’eau jusqu’à la taille, et que je commençais à trembler vigoureusement, le goût du sel sur mes lèvres, j’ai reconnu que je n’étais pas ici, juste au bord du continent, pour mettre en scène un exit hâtif. Non, monsieur. J’étais ici pour la bonne et simple raison que jamais je ne répondrais à la question fatale de Don-Houston Clevinger comme l’avait fait Sandra McCurdy, parce qu’il y avait encore quelque chose que j’avais besoin de savoir, que je ne savais pas, quelque chose que le choc provoqué par le puissant flux et reflux de l’océan me faisait sentir comme étant encore à trouver et susceptible de me rendre heureux. Les professeurs d’université diront que répondre oui à la terrible question de la mort est exactement la même chose qu’y répondre non, et que toutes les choses qui paraissent distinctes sont en réalité identiques – seule notre envie sépare le bon grain de l’ivraie. Même si c’est, bien entendu, leur mort vivante qui les fait penser ainsi.

Mais, en sentant l’océan monter et lécher ma poitrine, et ma respiration devenir courte et haletante – mes bras se mettant à résister à la poussée vers nulle part –, j’ai su que la mort était différente et qu’il me fallait lui dire non à présent. Avec cette certitude et le rivage derrière moi, le soleil apportant ses gloires dans le lent réveil du monde, j’ai plongé et nagé un moment pour sentir ma vie, avant de retourner vers la terre et ce qui m’attendait là-bas.

Première Partie

1

Droit devant moi, de l’autre côté de Barnegat Bay, Toms River est fourmillante dans le vent qui souffle en bourrasques et sous le soleil d’automne d’un mardi de Thanksgiving en Amérique. Depuis le pont qui part de Sea-Clift, le soleil fait miroiter des diamants sur l’eau, juste au-dessous de l’entrecroisement des poutrelles. L’écume blanche sur toute la surface de la baie fait saillir, au loin, la silhouette d’un jet-skieur en combinaison de plongée accroché à sa machine diabolique, se cabrant, plongeant, fendant, vague après vague, l’eau aux reflets de métal. « Eau frisquette, mauvais pour la quéquette, chantions-nous à Sigma Chi. Au sec et au chaud, membré comme un taureau. » Je jette un coup d’œil en arrière pour voir si la pancarte LE SECRET LE MIEUX GARDÉ DU NEW JERSEY a survécu à la saison touristique – maintenant terminée. Chaque été, l’île, à la pointe méridionale de laquelle se trouve Sea-Clift, accueille trois mille visiteurs par kilomètre linéaire, nombre d’entre eux bien décidés à se marrer au soleil, en vandalisant et dévalisant. La pancarte, que la Table ronde de l’immobilier a payée quand j’en étais le président, a fini régulièrement au-dessous de l’entrée de la bibliothèque de Rutgers University, dans le New Brunswick. Aujourd’hui, je suis heureux de voir qu’elle est à sa place.

De nouvelles rangées d’appartements de trois étages, rose et blanc, s’étirent le long du rivage sur le continent, au nord et au sud. Un peu plus haut en direction de Silver Bay et des terres marécageuses, là où viennent percher les aigles chauves, le bâtiment en parpaing, vert pâle et bas, du laboratoire travaillant sur les cellules humaines, propriété d’une chaîne de supermarchés, se trouve à côté d’une usine toute blanche de préservatifs appartenant, elle, à Saudis. À cette distance, les deux bâtiments paraissent aussi anodins que celui de Sears. Chacune des deux entreprises, en fait, pratique la politique de bon voisinage des industries propres, leurs employés et leurs cadres envoyant leurs enfants dans les écoles et les églises du coin, pendant que la direction dépense sans compter pour mettre le holà à la drogue et à la pédophilie. Leurs parcs sont parfaitement paysagés et nettoyés. Leur arrivée a permis de stabiliser la recette fiscale et provoqué les rires bien gras de la population locale.

Depuis la travée du pont, j’aperçois le bassin du port de plaisance de Toms River, une forêt de mâts nus dansant dans la brise, et, au nord, un château d’eau d’un vert tendre, qui se dresse derrière la carapace d’une vieille centrale nucléaire à vendre, et dont la fermeture est prévue pour 2002. C’est notre vue du territoire à l’ouest depuis la municipalité de Sea-Clift, et franchement c’est la version positiviste de ce qu’est devenu, la plupart du temps, le rapport terre-mer dans une société à utilisations multiples.

Ce matin, je roule depuis Sea-Clift, où j’ai vécu ces huit dernières années, sur l’axe côtier long d’une centaine de kilomètres en direction de Haddam, dans le New Jersey, où j’ai vécu autrefois pendant vingt ans, pour une journée d’obligations diverses – certaines dégrisantes, d’autres effrayantes, une vraiment encourageante. À 12 h 30, je rends visite, dans une chambre mortuaire, à mon ami Ernie McAuliffe, qui est mort samedi. Plus tard, à quatre heures, mon ex-épouse, Ann Dykstra, a demandé à me « rencontrer » à l’école où elle travaille, perspective qui a déclenché une tension et une angoisse quant aux sujets possibles de conversation – ma santé, sa santé, nos deux grands enfants (éternelles sources d’inquiétude), l’annonce-surprise d’un nouveau cavalier dans sa vie (événement que les ex-épouses éprouvent le besoin de vous faire partager). J’ai aussi l’intention de faire un saut chez mon dentiste pour un petit réglage de mon protège-dents nocturne (que j’ai apporté). Et j’ai un parrainage à deux heures – ce qui est la partie encourageante.

Parrain est un réseau de citoyens, pour la plupart du centre du New Jersey – hommes et femmes –, qui n’a pas d’autre but que d’aider les gens (les femmes du réseau prétendent tout attaquer sous un angle plus humaniste, bienveillant, mais je n’ai jamais constaté cela dans ma propre vie). L’idée du parrainage, c’est que bien des personnes qui ont des problèmes n’ont besoin de rien d’autre que d’un petit conseil éclairé de temps en temps. Ce ne sont pas des problèmes qui justifient une visite chez un psy, une médication quelconque, ou qui requièrent un traitement en partie pris en charge par l’assurance maladie, mais juste quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre tout seul, qui ne va pas s’en aller comme ça, et si vous pouviez avoir une simple conversation à ce sujet, vous vous sentiriez nettement mieux. Un bon exemple : vous êtes propriétaire d’un voilier, mais vous n’êtes pas sûr de savoir bien naviguer.