Au bout d’un moment, vous vous rendez compte de votre réticence à monter à bord tout bêtement, de peur de le drosser sur les rochers, de mettre votre vie en danger, de perdre votre investissement, de vous couvrir de honte. Entre-temps, il est en cale sèche, pour un coût exorbitant, à Brad’s Marina, sur la Shark River, il souffre d’une légère déformation structurelle car il est resté trop longtemps hors de l’eau, et vous devenez la risée du personnel qui murmure des plaisanteries et répand des calomnies sur le couillon de novice que vous êtes. Vous finissez par ne plus y aller, même quand vous en avez envie, et vous tentez de ne plus jamais penser à votre voilier, comme si c’était un meurtre que vous aviez commis des décennies plus tôt et pour lequel vous n’aviez pas été condamné, grâce à un déménagement dans un autre État et un changement d’identité, mais qui vous met tous les matins, lorsque vous vous réveillez en sueur à quatre heures, dans un état atroce.

Le parrainage permet d’aborder ces problèmes, en se focalisant souvent sur les effets débilitants d’achats impulsifs malvenus ou de mauvaises décisions concernant une propriété, des services personnels. En tant qu’agent immobilier, je connais bien ces choses. Autre exemple : comment approcher votre femme de ménage néerlandaise, Bettina, qui a cessé de faire le ménage pour passer ses journées assise dans la cuisine à boire du café, à fumer, à regarder la télévision et à téléphoner à l’autre bout du pays, quand vous ne savez pas comment la remettre sur le droit chemin ou, pire encore, la virer. Les conseils d’un parrain sont ceux d’un ami : débarrasse-toi du bateau ou bien prends quelques cours particuliers au yacht-club, au printemps prochain ; il n’y a probablement rien de grave pour le moment – ces choses sont faites pour durer. Ou alors j’écrirai un petit discours pour la personne que je parraine, à tenir à Bettina ou à laisser dans la cuisine, ce qui, accompagné d’un chèque généreux, l’aidera à partir sans faire d’histoires. Ses papiers ne sont probablement pas en règle et elle-même est malheureuse.

Quiconque a les pieds sur terre et un minimum de bon sens peut donner des conseils de ce genre. Et pourtant il est surprenant de voir le nombre de gens qui n’ont ni amis ni confiance en eux-mêmes. Les problèmes continuent à les rendre dingues, alors que la solution est en général aussi simple que de serrer un écrou.

La théorie du réseau Parrain est la suivante : nous donnons à des êtres humains la chance d’être humains, de pouvoir chercher et de pouvoir trouver aussi. Aucune donation demandée (aucune question posée non plus).

 

Un trajet sur la corniche pour revenir à Haddam n’a rien d’inhabituel pour moi. En dépit de ma dernière décennie ou presque passée avec bonheur sur la côte du New Jersey, en dépit de ma nouvelle épouse, de ma nouvelle maison, de ma nouvelle adresse professionnelle – Realty-Wise Associates –, en dépit d’une vie entièrement recadrée, j’ai maintenu activement mes contacts plutôt florissants à Haddam. Une ville dans laquelle vous avez vécu autrefois révèle quelque chose – d’intéressant peut-être – vous concernant : ce que vous avez été. Et ce que vous avez été se présente toujours sous ses allures et ses agréments privés. Par exemple, je garde ma licence d’agent immobilier à Haddam et je fais des estimations, je renvoie à un collègue d’United Jersey, où je connais pratiquement tout le monde. Pendant un certain temps, j’ai été propriétaire (et j’ai entretenu à grands frais) deux maisons que je louais, même si j’ai fini par les vendre à la fin des années quatre-vingt-dix, en plein boum, quand le quartier s’est embourgeoisé. Et pendant plusieurs années, j’ai fait partie du conseil des gouverneurs de l’institut théologique – jusqu’à ce que les Coréens fanatiques de Fresh Light rachètent cette putain d’école, la rebaptisent Fresh Light Seminary (le salut grâce à l’étude de la discipline) et que je sois invité à me retirer. J’ai aussi conservé toute l’infrastructure humaine (médicale, dentaire) à Haddam, où les critères professionnels sont indexés sur la recette fiscale. Et, très franchement, je trouve souvent un certain réconfort dans les rues ombragées par les arbres, en notant tel changement ou telle amélioration, ce qui a été transformé en résidences, ce qui a été mis en vente et à quel prix astronomique, quelles rues historiques ont été retracées, quels bâtiments détruits, enjolivés, relookés, en observant aussi silencieusement (par la vitre de ma voiture, la plupart du temps) les visages pâles et familiers des voisins que je connais depuis les années soixante-dix, adoucis à présent, transformés en d’autres personnages par le passage du temps.

Naturellement, à un moment donné mais imprévisible, je peux aussi avoir l’impression qu’un lourd rideau de fer tombe devant moi ; l’atmosphère devient éthérée et dense à la fois, le sol durcit sous mes pieds, les rues bâillent, toutes les maisons semblent trop neuves, et je sens une bourrasque souffler. À cet instant précis, je fais demi-tour, les warnings allumés, et je repars dare-dare pour Sea-Clift, l’océan, la fin du continent et la nouvelle vie que je me suis choisie – heureux de ne plus penser à Haddam pendant les six mois suivants.

C’est quoi « chez moi », êtes-vous peut-être en train de vous demander ? L’endroit où on voit le jour, ou celui qu’on se choisit ? Ou encore l’endroit vers lequel on ne peut pas s’empêcher de retourner, même si l’air y est moins respirable et l’avenir barré, même si personne ne veut plus de vous, et même si vous en êtes parti sans un dernier regard ? Chez moi ? C’est un concept qui laisse songeur si vous êtes né dans un endroit, comme moi (dans l’air sirupeux du golfe du Mexique), avez été éduqué dans un autre (le milieu, glaciaire, du continent), pour vous arrêter définitivement dans un troisième – et passer ensuite des années à chercher des « maisons de rêve » pour les autres. Chez soi n’est peut-être que l’endroit où vous avez mémorisé le plan des rues, où vous pouvez payer par chèque, où quelqu’un que vous connaissez prend votre tension, palpe votre foie, glisse un doigt ici ou là, mesure les angströms que vos molaires ont perdus petit à petit – en d’autres termes, l’endroit où les gens qui s’occupent de votre santé vous attendent, les gants transparents déjà enfilés et chauds.

 

Mon autre devoir de la matinée consiste à jouer les conseillers financiers ad hoc et les confidents pour mon collaborateur, Mike Mahoney, dont la biographie mérite d’être notée.

Mike vient du lointain Gyangze, au Tibet (le vrai Tibet, pas celui de l’Ohio), mesure un mètre soixante et a quarante-trois ans. C’est une véritable dynamo de l’immobilier, avec le visage type du Tibétain, plat avec les pommettes saillantes, le grand sourire chinois, les yeux bridés, les bras courts et, dans son cas, le cheveu noir un peu rare sous lequel luit le cuir chevelu beige. « Mike Mahoney » est le nom que lui ont collé ses collègues de travail dans son premier boulot aux États-Unis – une fabrique de lin industriel à Carteret – parce que son nom d’origine, Lobsang Dhargey, estimaient-ils, on en avait plein la bouche. Je lui ai dit que Mike Lobsang ou Mike Dhargey, ce serait un véritable coup de fouet pour le business. Mais Mike considère que, après quinze ans passés dans ce pays, il s’est habitué à Mike Mahoney et qu’il aime bien être « irlandais ». Il est, de fait, devenu un Américain pur sang, naturalisé – devant un tribunal de Newark, avec quatre cents autres gars. Pourtant, il est assez facile de l’imaginer en robe magenta et sandales, portant le chapeau en forme de corne et soufflant dans une trompette de cérémonie sur le flanc escarpé du mont Qomolangma – ce que je fais régulièrement, même s’il n’a jamais vécu ça. Vous auriez raison de dire que jamais au cours d’un siècle entier je ne me serais attendu à avoir pour collaborateur un Tibétain, l’idée pouvant rendre un peu capricieux les acheteurs du New Jersey. À ce sujet, ce qui pourrait être vrai ne l’est pas. Au cours de l’année et demie écoulée, depuis qu’il a franchi la porte de Realty-Wise pour me demander du travail, Mike s’est révélé un véritable lion en matière de création de profits et de sens des affaires : récoltant sans cesse de nouvelles annonces, enchaînant les visites, affichant une ténacité froide tout en manifestant un grand talent dans l’art de persuader les vendeurs réticents, soutirant des acceptations, séduisant les acheteurs, laissant dans l’obscurité les parties en cours de négociation, faisant passer à toute vitesse des demandes de prêts et l’argent sur notre compte en banque – le but recherché.

Ce qui ne veut pas dire qu’il est l’agent classique, même s’il n’est pas très différent du vendeur de biens immobiliers que je suis devenu.