De là ce rapt des idées, que, semblables aux marchands d’esclaves en Asie, les entrepreneurs d’esprit public arrachent au cerveau paternel à peine écloses, et déshabillent et traînent aux yeux de leur sultan hébété, leur Shahabaham, ce terrible public qui, s’il ne s’amuse pas, leur tranche la tête en leur retranchant leur picotin d’or.
Cette folie de notre époque vint donc réagir sur l’illustre Gaudissart, et voici comment. Une Compagnie d’assurances sur la Vie et les Capitaux entendit parler de son irrésistible éloquence, et lui proposa des avantages inouïs, qu’il accepta. Marché conclu, traité signé, le Voyageur fut mis en sevrage chez le secrétaire-général de l’administration qui débarrassa l’esprit de Gaudissart de ses langes, lui commenta les ténèbres de l’affaire, lui en apprit le patois, lui en démonta le mécanisme pièce à pièce, lui anatomisa le public spécial qu’il allait avoir à exploiter, le bourra de phrases, le nourrit de réponses à improviser, l’approvisionna d’arguments péremptoires ; et, pour tout dire, aiguisa le fil de la langue qui devait opérer sur la Vie en France. Or, le poupon répondit admirablement aux soins qu’en prit monsieur le secrétaire-général. Les chefs des Assurances sur la Vie et les Capitaux vantèrent si chaudement l’illustre Gaudissart, eurent pour lui tant d’attentions, mirent si bien en lumière, dans la sphère de la haute banque et de la haute diplomatie intellectuelle, les talents de ce prospectus vivant, que les directeurs financiers de deux journaux, célèbres à cette époque et morts depuis, eurent l’idée de l’employer à la récolte des abonnements. Le Globe, organe de la doctrine saint-simonienne, et le Mouvement, journal républicain, attirèrent l’illustre Gaudissart dans leurs comptoirs, et lui proposèrent chacun dix francs par tête d’abonné s’il en rapportait un millier ; mais cinq francs seulement s’il n’en attrapait que cinq cents. La PARTIE Journal politique ne nuisant pas à la PARTIE Assurances de capitaux, le marché fut conclu. Néanmoins Gaudissart réclama une indemnité de cinq cents francs pour les huit jours pendant lesquels il devait se mettre au fait de la doctrine de Saint-Simon, en objectant les prodigieux efforts de mémoire et d’intelligence nécessaires pour étudier à fond cet article, et pouvoir en raisonner convenablement, « de manière, dit-il, à ne pas se mettre dedans. » Il ne demanda rien aux Républicains. D’abord, il inclinait vers les idées républicaines, les seules qui, selon la philosophie Gaudissarde, pussent établir une égalité rationnelle ; puis Gaudissart avait jadis trempé dans les conspirations des Carbonari français, il fut arrêté ; mais relâché faute de preuves ; enfin, il fit observer aux banquiers du journal que depuis Juillet il avait laissé croître ses moustaches, et qu’il ne lui fallait plus qu’une certaine casquette et de longs éperons pour représenter la République. Pendant une semaine, il alla donc se faire saint-simoniser le matin au Globe, et courut apprendre, le soir, dans les bureaux de l’assurance, les finesses de la langue financière. Son aptitude, sa mémoire étaient si prodigieuses, qu’il put entreprendre son voyage vers le 15 avril, époque à laquelle il faisait chaque année sa première campagne. Deux grosses maisons de commerce, effrayées de la baisse des affaires, séduisirent, dit-on, l’ambitieux Gaudissart, et le déterminèrent à prendre encore leurs commissions. Le roi des Voyageurs se montra clément en considération de ses vieux amis et aussi de la prime énorme qui lui fut allouée.
— Écoute, ma petite Jenny, disait-il en fiacre à une jolie fleuriste.
Tous les vrais grands hommes aiment à se laisser tyranniser par un être faible, et Gaudissart avait dans Jenny son tyran, il la ramenait à onze heures du Gymnase où il l’avait conduite, en grande parure, dans une loge louée à l’avant-scène des premières.
— A mon retour, Jenny, je te meublerai ta chambre, et d’une manière soignée. La grande Mathilde, qui te scie le dos avec ses comparaisons, ses châles véritables de l’Inde apportés par des courriers d’ambassade russe, son vermeil et son Prince Russe qui m’a l’air d’être un fier blagueur, n’y trouvera rien à redire. Je consacre à l’ornement de ta chambre tous les Enfants que je ferai en province.
— Hé ! bien, voilà qui est gentil, cria la fleuriste. Comment, monstre d’homme, tu me parles tranquillement de faire des enfants, et tu crois que je te souffrirai ce genre-là ?
— Ah ! çà, deviens-tu bête, ma Jenny ?... C’est une manière de parler dans notre commerce.
— Il est joli, votre commerce !
— Mais écoute donc ; si tu parles toujours, tu auras raison.
— Je veux avoir toujours raison ! Tiens, tu n’es pas gêné à c’t’heure !
— Tu ne veux donc pas me laisser achever ? J’ai pris sous ma protection une excellente idée, un journal que l’on va faire pour les Enfants. Dans notre partie, les Voyageurs, quand ils ont fait dans une ville, une supposition, dix abonnements [abonnnements] au Journal des Enfants, disent : J’ai fait dix enfants ; comme si j’y fais dix abonnements au journal le Mouvement, je dirai : J’ai fait ce soir dix mouvements... Comprends-tu maintenant ?
— C’est du propre ! Tu te mets donc dans la politique ? Je te vois à Sainte-Pélagie, où il faudra que je trotte tous les jours. Ah ! quand on aime un homme, si l’on savait à quoi l’on s’engage, ma parole d’honneur, on vous laisserait vous arranger tout seuls, vous autres hommes ! Allons, tu pars demain, ne nous fourrons pas dans les papillons noirs ; c’est des bêtises.
Le fiacre s’arrêta devant une jolie maison nouvellement bâtie, rue d’Artois, où Gaudissart et Jenny montèrent au quatrième étage. Là demeurait mademoiselle Jenny Courand qui passait généralement pour être secrètement mariée à Gaudissart, bruit que le Voyageur ne démentait pas. Pour maintenir son despotisme, Jenny Courand obligeait l’Illustre Gaudissart à mille petits soins, en le menaçant toujours de le planter là s’il manquait au plus minutieux. Gaudissart devait lui écrire dans chaque ville où il s’arrêtait et lui rendre compte de ses moindres actions.
— Et combien faudra-t-il d’enfants pour meubler ma chambre ? dit-elle en jetant son châle et s’asseyant auprès d’un bon feu.
— J’ai cinq sous par abonnement.
— Joli ! Et c’est avec cinq sous que tu prétends me faire riche ! à moins que tu ne soyes comme le juif errant et que tu n’aies tes poches bien cousues.
— Mais, Jenny, je ferai des milliers d’enfants. Songe donc que les enfants n’ont jamais eu de journal. D’ailleurs je suis bien bête de vouloir t’expliquer la politique des affaires ; tu ne comprends rien à ces choses-là.
— Eh ! bien, dis donc, dis donc, Gaudissart, si je suis si bête, pourquoi m’aimes-tu ?
— Parce que tu es une bête... sublime ! Écoute, Jenny. Vois-tu, si je fais prendre le Globe, le Mouvement, les Assurances et mes articles Paris, au lieu de gagner huit à dix misérables mille francs par an en roulant ma bosse, comme un vrai Mayeux, je suis capable de rapporter vingt à trente mille francs maintenant par voyage.
— Délace-moi, Gaudissart, et va droit, ne me tire pas.
— Alors, dit le Voyageur en regardant le dos poli de la fleuriste, je deviens actionnaire dans les journaux, comme Finot, un de mes amis, le fils d’un chapelier, qui a maintenant trente mille livres de rente, et qui va se faire nommer pair de France ! Quand on pense que le petit Popinot... Ah ! mon Dieu, mais j’oublie de dire que monsieur Popinot est nommé d’hier ministre du Commerce... Pourquoi n’aurais-je pas de l’ambition, moi ? Hé ! hé ! j’attraperais parfaitement le bagoult de la tribune et pourrais devenir ministre, et un crâne ! Tiens, écoute-moi :
« Messieurs, dit-il en se posant derrière un fauteuil, la Presse n’est ni un instrument ni un commerce. Vue sous le rapport politique, la Presse est une institution. Or nous sommes furieusement tenus ici de voir politiquement les choses, donc...
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