(Il reprit haleine.)— Donc nous avons à examiner si elle est utile ou nuisible, à encourager ou à réprimer, si elle doit être imposée ou libre : questions graves ! Je ne crois pas abuser des moments, toujours si précieux de la Chambre, en examinant cet article et en vous en faisant apercevoir les conditions. Nous marchons à un abîme. Certes, les lois ne sont pas feutrées comme il le faut... »
— Hein ? dit-il en regardant Jenny. Tous les orateurs font marcher la France vers un abîme ; ils disent cela ou parlent du char de l’État, de tempêtes et d’horizons politiques. Est-ce que je ne connais pas toutes les couleurs ! J’ai le truc de chaque commerce. Sais-tu pourquoi ? Je suis né coiffé. Ma mère a gardé ma coiffe, je te la donnerai ! Donc je serai bientôt au pouvoir, moi !
— Toi...
— Pourquoi ne serais-je pas le baron Gaudissart, pair de France ? N’a-t-on pas nommé déjà deux fois monsieur Popinot député dans le quatrième arrondissement, il dîne avec Louis-Philippe ! Finot va, dit-on, devenir conseiller d’État ! Ah ! si on m’envoyait à Londres, ambassadeur, c’est moi qui te dis que je mettrais les Anglais à quia. Jamais personne n’a fait le poil à Gaudissart, à l’Illustre Gaudissart. Oui, jamais personne ne m’a enfoncé, et l’on ne m’enfoncera jamais, dans quelque partie que ce soit, politique ou impolitique, ici comme autre part. Mais, pour le moment, il faut que je sois tout aux Capitaux, au Globe, au Mouvement, aux Enfants et à l’article Paris.
— Tu te feras attraper avec tes journaux. Je parie que tu ne seras pas seulement allé jusqu’à Poitiers que tu te seras laissé pincer ?
— Gageons, mignonne.
— Un châle !
— Va ! si je perds le châle, je reviens à mon article Paris et à la chapellerie. Mais, enfoncer Gaudissart, jamais, jamais !
Et l’illustre Voyageur se posa devant Jenny, la regarda fièrement, la main passée dans son gilet, la tête de trois quarts, dans une attitude napoléonienne.
— Oh ! es-tu drôle ? Qu’as-tu donc mangé ce soir ?
Gaudissart était un homme de trente-huit ans, de taille moyenne, gros et gras, comme un homme habitué à rouler en diligence ; à figure ronde comme une citrouille, colorée, régulière et semblable à ces classiques visages adoptés par les sculpteurs de tous les pays pour les statues de l’Abondance, de la Loi, de la Force, du Commerce, etc. Son ventre protubérant affectait la forme de la poire ; il avait de petites jambes, mais il était agile et nerveux. Il prit Jenny à moitié déshabillée et la porta dans son lit.
— Taisez-vous, femme libre ! dit-il. Tu ne sais pas ce que c’est que la femme libre, le Saint-Simonisme, l’Antagonisme, le Fouriérisme, le Criticisme, et l’exploitation passionnée ; hé ! bien, c’est... enfin, c’est dix francs par abonnement, madame Gaudissart.
— Ma parole d’honneur, tu deviens fou, Gaudissart.
— Toujours plus fou de toi, dit-il en jetant son chapeau sur le divan de la fleuriste.
Le lendemain matin, Gaudissart, après avoir notablement déjeuné avec Jenny Courand, partit à cheval, afin d’aller dans les chefs-lieux de canton dont l’exploration lui était particulièrement recommandée par les diverses entreprises à la réussite desquelles il vouait ses talents. Après avoir employé quarante-cinq jours à battre les pays situés entre Paris et Blois, il resta deux semaines dans cette dernière ville, occupé à faire sa correspondance et à visiter les bourgs du département. La veille de son départ pour Tours, il écrivit à mademoiselle Jenny Courand la lettre suivante, dont la précision et le charme ne pourraient être égalés par aucun récit, et qui prouve d’ailleurs la légitimité particulière des liens par lesquels ces deux personnes étaient unies.
LETTRE DE GAUDISSART A JENNY COURAND.
« Ma chère Jenny, je crois que tu perdras la gageure. A l’instar de Napoléon, Gaudissart a son étoile et n’aura point de Waterloo. J’ai triomphé partout dans les conditions données. L’Assurance sur les Capitaux va très-bien. J’ai, de Paris à Blois, placé près de deux millions ; mais à mesure que j’avance vers le centre de la France, les têtes deviennent singulièrement plus dures, et conséquemment les millions infiniment plus rares. L’article-Paris va son petit bonhomme de chemin. C’est une bague au doigt. Avec mon ancien fil, je les embroche parfaitement, ces bons boutiquiers. J’ai placé cent soixante-deux châles de cachemire Ternaux à Orléans. Je ne sais pas, ma parole d’honneur, ce qu’ils en feront, à moins qu’ils ne les remettent sur le dos de leurs moutons. Quant à l’Article-Journaux, diable ! c’est une autre paire de manches. Grand saint bon Dieu ! comme il faut seriner long-temps ces particuliers-là avant de leur apprendre un air nouveau ! Je n’ai encore fait que soixante-deux Mouvements ! C’est, dans toute ma route, cent de moins que les châles Ternaux dans une seule ville. Ces farceurs de républicains, ça ne s’abonne pas du tout : vous causez avec eux, ils causent, ils partagent vos opinions, et l’on est bientôt d’accord pour renverser tout ce qui existe.
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